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Faut-il libérer aussi le droit d'auteur ?

☙  Posté le 26-09-2014  | ⏱ 18 minutes  | ✔ 3759 mots
✎  Christophe Masutti

Qui conteste aujourd’hui à un auteur le droit de tirer les bénéfices de la vente de son œuvre ? Personne. Pourtant, que ce soit dans le domaine de la musique, du cinéma ou de la littérature, le discours des éditeurs tend à soutenir le contraire, à savoir que les actes de piratage vont avant tout à l’encontre des auteurs et l’accès libre aux ressources culturelles signifierait avant tout la mort de l’Auteur. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Le nœud du problème, au delà de l’acte de piratage qui demeure un vol, c’est la question de la cession exclusive du droit de diffusion et de vente. Ces derniers temps, des éléments très concrets illustrent parfaitement les limites de la propriété d’une œuvre et le danger des monopoles de la culture. Pour ces derniers, un auteur vivant ou mort, collectif ou individuel, ce n’est plus qu’une question de rentabilité.

Sans droit d’auteur ?

Récemment publié en français, le livre de J. Smiers et M. van Schijndel intitulé Un monde sans copyright… et sans monopole a au moins le mérite de poser les jalons d’une réflexion de fond sur les modèles économiques de la culture. Il dénonce avec force les monopoles culturels et la conception de l’œuvre comme une propriété qu’un auteur cède en totalité ou en partie à un tiers, l’éditeur de bien culturel, lui même en position dominante sur le marché. Les méfaits de cette situation sont clairement énoncés : inégalités de revenus entre les auteurs (sans rapport avec la qualité de leur œuvre), exercice de monopole et priva(tisa)tion des droits (notamment par rapport aux pays les plus défavorisés, voir ce que sont les ADPIC).

Le copyright est une notion anglo-saxonne et le droit du copyright est utilisé dans beaucoup de pays, signataires de la Convention de Berne mais qui ne font pas la distinction radicale entre le droit moral, par nature inaliénable, et les droits patrimoniaux de l’œuvre. En France, quelle que soit l’œuvre et sa diffusion, un auteur conserve quoi qu’il arrive un droit moral sur elle, qui la protège de toute atteinte à son intégrité et à celle de son créateur. Dans le monde de l’édition livresque, la plupart du temps, un auteur signe un contrat avec une maison d’édition, et cède une partie - conséquente - de son droit patrimonial (la diffusion, la vente et le bénéfice) en échange ou non d’une rémunération basée, par exemple, sur le nombre de vente des exemplaires de son ouvrage. Comme il s’agit de droit patrimoniaux, les héritiers de l’auteur peuvent en disposer (dans certains pays, ils peuvent les vendre une fois pour toute), modulo certaines dispositions que le législateur a cru bon de définir, comme la durée maximum de l’usage de ces droits, au delà de laquelle l’œuvre est déclarée comme appartenant au domaine public. Pour un synthèse claire et complète de ces enjeux, voir Option Libre, de Benjamin Jean.

J. Smiers et M. van Schijndel proposent la possibilité d’une alternative, non pas tellement à l’exercice du droit d’auteur, mais à l’usage qui est fait de la notion de propriété d’une œuvre, une propriété “transférable” et source à la fois de richesse, de pauvreté et d’inégalité d’accès à la culture. Faut-il pour autant nier le fait que l’exercice du droit d’auteur est avant tout un moyen de protection de l’œuvre et de son auteur? Si les conclusions de Smiers et van Schijndel tendent à la polémique, il n’en demeure pas moins que certains événements récents donnent sérieusement à réfléchir.

La mésaventure de François Bon

François Bon est un écrivain, lauréat de nombreux prix littéraires (le dernier, en 2004, pour le livre remarquable intitulé Daewoo) . Il a notamment mis en œuvre, en 1997, le site remue.net, l’un des premiers sites web francophones dédiés à la littérature. Il a de même fondé le site publie.net, un site consacré à l’édition de textes numériques. Fort de ses capacités littéraires, François Bon a consacré beaucoup de temps à une nouvelle traduction du célèbre livre d’Ernest Hemingway Le vieil homme et la mer. L’unique traduction francophone de J. Dutourd, actuellement publiée par les Éditions Gallimard, laisse en effet à désirer à plus d’un point. Si F. bon a jugé qu’il pouvait en proposer une, c’est que, au Canada, une œuvre est déclarée comme appartenant au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur, et Hemingway est mort en 1961. Ainsi, en ce mois de février 2012, via le site publie.net, François Bon proposait sa traduction dans une édition numérique. Très peu de temps après, les Éditions Gallimard faisaient savoir qu’ils étaient les seuls à pouvoir proposer une traduction française de l’ouvrage, ordonnaient l’arrêt de toute distribution du travail de F. Bon, et menaçaient de demander des dommages et intérêts pour les 22 exemplaires numériques déjà vendus à 2,99 euros pièce.

Comme le résume Eric Loret, sur Ecrans.fr :

Qui a raison ? François Bon savait que le texte du Vieil Homme et la Mer était dans le domaine public au Canada. Il croyait qu’il en était de même aux Etats-Unis, ce qui aurait rendu la plainte de Gallimard obsolète, le copyright ne pouvant être plus long en France que celui du pays d’origine de l’auteur. Hélas, comme l’a expliqué Cécile Dehesdin sur Slate.fr, les droits du Vieil Homme auraient pu tomber en 1980, soit vingt-huit ans après sa publication, si la dernière épouse de Hemingway n’avait eu la bonne mauvaise idée de les prolonger, soit jusqu’en 2047) Mais comme le copyright français, c’est soixante-dix ans après la mort de l’auteur, même si les droits courent encore dans son pays d’origine, la libération du texte de « Papa » serait plutôt vers 2032. En revanche, François Bon peut vendre sa traduction en ligne au Canada, à condition que le site marchand empêche les Français de se procurer le livre litigieux.

Gallimard, qui ne veut pas endosser le rôle du méchant, a fini par déclarer que « si on suit strictement la règle, nous sommes en effet les seuls à pouvoir publier une traduction de cette œuvre. Mais, vis-à-vis de la succession Hemingway, […] nous sommes tenus contractuellement de faire respecter ces droits. François Bon n’avait probablement pas connaissance de ces accords contractualisés. »

On comprend ici non seulement que le texte sera dans le domaine public en France en 2032 (à moins qu’une extension du temps d’exploitation ne soit votée d’ici là), mais aussi que Gallimard, propriétaire des droits d’édition du livre dans sa version française élaborée par Dutourd, est aussi dépositaire de tout droit d’une œuvre dérivée de The Old Man and the Sea sur le territoire français.

Que peut-on tirer de cette histoire? Certes, les héritiers d’Hemingway ont sûrement toutes les bonnes raisons du monde pour avoir négocié (et continuer de le faire) avec Gallimard les conditions de l’usage de l’œuvre originale en France. Et Gallimard a très certainement toute l’expérience juridique pour exercer ce monopole… même si la traduction n’est peut-être pas à la hauteur de l’œuvre originale. Mais tout est une question de point de vue : peu de gens, en dehors de chez Gallimard, justement, sont à même de pouvoir juger de la pertinence de la traduction de Dutourd, et encore moins d’élus sont donc censés proposer une traduction créative et plus en phase avec l’intention originelle de l’auteur… (quand on pense au nombre de traductions différentes de Platon, d’Aristote ou de Kant, toutes comparables et permettant aux lecteurs d’approfondir leurs connaissances de ces auteurs, cela laisse rêveur…).

Des lois américaines

Mais laissons-là l’ironie. Si l’on se penche sur les récents avancements juridiques outre-Atlantique, on s’aperçoit assez vite que se multiplient les freins au domaine public et à la diffusion des connaissances. Les raisons de ces limitations et de ce lobbying sont bien évidemment économiques.

Vers la fin de l’année 2010, j’avais publié sur le Framablog un texte intitulé « Pour libérer les sciences ». Ce texte avait pour objectif de synthétiser les problèmes liés à la centralisation de l’information scientifique et au monopole des éditeurs de revues, ceci dans le but d’abonder dans le sens d’un accès véritablement ouvert à l’information scientifique et promouvoir un modèle privilégiant la diffusion des sciences qui doit, à mon sens, passer par l’adoption des licences libres. J’étais loin de me douter alors que la tension était à ce point palpable dans le monde anglo-saxon.

Récemment, en janvier 2012, T. Gowers (médaille Fields en mathématiques) a lancé un appel au boycott scientifique contre Elsevier (éditeur de plus de 2000 revues) en mettant en cause les tarifs prohibitifs pratiqués par cette firme. Je ne signerai pas cette pétition car, à mon avis, focaliser uniquement sur les coûts masque totalement le principal problème : le fait que les connaissances soient soumises à un monopole d’éditeur et que ce monopole est lui-même accrédité par les scientifiques eux-mêmes qui cèdent leurs droits d’auteur à des revues sans que le public, qui pourtant a financé les recherches en question, ne puisse profiter de ces connaissances gratuitement comme un juste retour sur investissement. Je ne parle pas non plus des effets de ce monopole à la fois tarifaire et intellectuel contre les pays qui, eux, n’ont pas la chance de pouvoir accéder à ces revues faute d’en avoir les moyens financiers suffisants pour leurs universités.

Néanmoins, toujours aux États-unis, ce sont bien les éditeurs de revues scientifiques (Springer et Elsevier en tête) qui ont manœuvré pour soumettre en décembre 2011 à la Chambre des Représentants un projet de loi intitulé le Public Research Works Act (PRA). S’il est promulgué (mais en 2008 et 2009 déjà deux tentatives de cet ordre ont eu lieu), ce texte comportera des clauses visant à interdire l’accès libre (open access) aux informations scientifiques résultant de recherches pourtant menées sur les fonds publics. Tout l’intérêt de cette loi serait donc de centraliser l’information scientifique de manière exclusive dans les revues scientifiques qui verraient donc leur monopole de fait renforcé par un monopole de droit. Un chercheur n’aurait donc plus la possibilité de diffuser son texte par d’autres canaux que celui de la revue, et si possible, l’une de celles détenues par les grands groupes. Cela dit, tout n’est pas perdu dans les couloirs où les lobbies s’affrontent : une autre proposition de loi, la Federal Research Public Access Act of 2012 a été déposée en février 2012. Elle fait suite à d’autres tentatives (sans doute répondant aux tentatives précédentes des gros éditeurs), et entre pleinement en désaccord avec la PRA en proposant qu’au contraire les résultats publiables des recherches financées sur les fonds fédéraux soient systématiquement en accès libre.

Bien sûr, nous ne parlons pas ici de littérature (quoi que les livres scientifiques soient bien souvent dotés de bonnes feuilles à rendre jaloux certains lettreux). Ce qui est en question, c’est la notion de bien commun. La particularité des bien culturels, qu’ils soient scientifiques ou artistiques, c’est que tous sans exception ont une part de l’humanité qui devrait revenir sans restriction aucune au public. L’exercice des monopoles culturels repose uniquement sur le talon d’Achille de l’exclusivité de la diffusion ou de l’extorsion de la propriété intellectuelle d’un auteur (en faisant croire que l’auteur n’a de compte à rendre ni à lui même ni au public, même si ce dernier a financé ses recherches ou si la culture de l’auteur est elle même issue d’une culture plus large qui le dépasse à titre individuel). Qu’apporte réellement un éditeur si ce n’est un savoir faire dans la fabrication d’un ouvrage et dans sa diffusion, bref un support ? Pourquoi ce support serait-il censé donner une quelconque légitimité à la privation de l’œuvre, en décidant qui a le droit de la lire et qui n’en a pas le droit, ou en privant l’auteur lui-même de sa propre volonté de diffusion ? En somme : comment pourrions nous dénier toute notion de bien commun culturel au profit exclusif du capital financier ?

Oui, il faut pirater

Dans certains cas, le piratage me semble être la seule solution envisageable. De fait, cette pratique est beaucoup plus courante et ancienne qu’on se l’imagine (souvenez vous du slogan « le photocopillage tue le livre », affiché au dessus des photocopieuses françaises à la demande des « syndicats » du livre… qui pourtant semblent se porter très bien aujourd’hui). Pour reprendre le cas des scientifiques, c’est même une pratique jugée normale. Un chercheur publie un article dans une revue à grand tirage pour plusieurs raisons : 1) parce que le système du publish or perish l’y oblige, 2) parce qu’il est fier (et a bien raison de l’être) d’avoir mené ses recherches, 3) parce qu’il veut que la communauté scientifique et plus généralement le public ait connaissance de ses recherches et 4) parce que, une fois publiées, ses recherches seront discutées et participeront à l’avancement des sciences. Les deux dernières raisons ne peuvent souffrir aucune espèce de restriction. Or, l’article ou le livre, avant même d’être publié, a déjà fait l’objet d’une circulation à l’intérieur de la communauté scientifique (le chercheur a besoin de l’avis de ses collègues), et même après la publication, l’auteur accède volontiers (en raison de l’impératif supérieur de l’intérêt de la Recherche) aux demandes de ses collègues qui voudraient se procurer un exemplaire ou, une fois que la revue est parue et presque oubliée, l’auteur diffuse son texte a qui veut le lire, et ses collègues font de même. J’ai moi-même un nombre assez impressionnant de textes scientifiques parus dans des revues et que je distribue ou qui m’ont été distribués, tout simplement parce que ces textes sont d’abord des outils de travail. Dans la mesure où l’auteur signe un contrat d’exclusivité avec la revue, cette situation ne devrait pas exister : c’est bel et bien du piratage généralisé et même institué en pratique. Je dirais même, pour en finir avec cet exemple, qu’il s’agit là de bien commun et qu’une œuvre intellectuelle (de l’esprit) ne devrait jamais être soumise à quelle exclusivité que ce soit, au même titre que les logiciels libres (qui irait breveter un algorithme : iriez vous breveter « 2+2=4 » ?… ha si, Microsoft l’a fait, et n’est pas le seul), et au contraire des brevets végétaux, par exemple.

Pour le reste, ce sont les États eux-mêmes qui, influencés par les multinationales de l’industrie culturelle, sont amenés à réguler les conditions de versement dans le domaine public en dépit du bon sens. Cela constitue en réalité un véritable appel au piratage, car dans ce jeu, personne n’est dupe : c’est uniquement pour satisfaire les intérêts lucratifs des acteurs des marchés culturels. Durant ces dernières décennies, dans à peu près tous les pays signataires de la Convention de Berne, la durée de protection du droit d’auteur n’a cessée d’augmenter, reculant d’autant plus le moment où une œuvre est déclarée comme faisant partie du domaine public. Si la Convention de Berne obligeait les signataires à adopter les mesures nécessaires pour une protection minimale de 50 ans, elle empêchait nullement l’adoption d’une durée plus longue, si bien que, dès lors que la durée de protection n’est pas harmonisée, les pays ayant le plus d’intérêts économiques entraînaient mécaniquement les autres à adopter des durées plus longues. Ainsi le Copyright Term Extension Act voté aux États Unis en 1998 et soutenu notamment et médiatiquement par la Walt Disney Company, allongeait de 20 ans la durée de protection, en la passant à 70 ans. Quelques années après, en avril 2009, le Parlement Européen décida d’emboîter le pas aux États-Unis, cette fois dans le domaine du disque et des artistes-interprètes. La décision du Parlement fut cependant retardée par une majorité de pays s’opposant à cette décision pourtant remise chaque année au vote. C’est en 2011 qu’elle fut finalement entérinée.

Jusqu’à aujourd’hui, les augmentations successives de la durée de protection n’ont fait qu’aggraver les effets de l’Uruguay Round Agreements Act (URAA), adopté en 1996, et qui a des répercutions directes et complètement absurdes sur le statut des œuvres étrangères aux États-Unis. Comme il est fort bien résumé sur le blog de Wikimedia France :

Avec l’URAA, les États-Unis ont protégé des œuvres étrangères « pour la durée de protection restante dont l’œuvre aurait bénéficié si elle n’était jamais passée dans le domaine public aux États-Unis ». Or, la loi des États-Unis donne aux œuvres publiées entre 1924 et 1978 une protection de 95 ans après la date de publication. Cela provoque des situations absurdes : les États-Unis ne reconnaissant pas la « règle du terme le plus court », ces œuvres ont beau entrer dans le domaine public dans leur pays d’origine, elles restent protégées aux États-Unis.

… Ce qui ne va pas sans poser problème pour la Wikimedia Foundation et, donc, l’encyclopédie Wikipédia, qui héberge de nombreuses œuvres et reproductions d’œuvres du domaine public dans certains pays alors même que les serveurs sont sur le sol américain.

Le domaine public, qui jusqu’à présent était considéré comme le panthéon juridique des biens culturels, est donc fortement remis en cause. L’exemple du rôle joué par Gallimard, dans l’épisode que nous avons mentionné plus haut, montre aussi que la législation américaine en la matière a des impacts cruciaux au niveau international. Les lobbies mondiaux des industries culturelles vont jusqu’à imposer aux États de se doter d’un appareillage juridique et technique afin de surveiller les usages des outils de communication, principaux vecteurs modernes de la diffusion des œuvres. Tels sont les principes de SOPA (aux États-Unis) et ACTA (en Europe).

Dans un article récent, Jérémie Nestel dénonce ces mésusages du droit d’auteur et pointe du doigt la mort annoncée du domaine public. La question qu’il pose est aussi le titre de son article : « Pourquoi investir sur des auteurs vivants quand les morts sont aussi rentables ». Car, au delà de tous les exemples où le droit d’auteur est dévoyé au service des intérêts financiers par le truchement de lois toutes aussi absurdes les unes que les autres, il y a la question de l’encouragement à la création, bientôt relégué au second plan. Les monopoles de la cultures semblent davantage se mobiliser pour la protections de leurs intérêts qu’en faveur de la création culturelle.

Son affirmation sera aussi la conclusion de cette partie :

À ceux qui arguent que le piratage nuit à l’économie de la culture, « nous » répondrons que c’est l’allongement toujours plus excessif des droits d’auteurs.

On peut effectivement se demander si le piratage de certaines œuvres ne revient pas, tout simplement, à leur faire prendre le chemin du domaine public, à contre-pied des abus des monopoles culturels. Une œuvre de salut public, en quelque sorte.

Tout le monde s’octroie des droits

Les œuvres d’auteurs disparus ne sont pas les seules à se trouver au centre des intérêts marchands. Il y a aussi les œuvres livresques disparues, toujours placées sous le régime de la protection du droit d’auteur, mais jugées trop peu rentables pour être publiées. Là aussi, on pourrait se demander pourquoi, dans la mesure où ces œuvres ne trouvent pas suffisamment de lecteurs et/ou d’investissements pour être publiées par les maisons d’édition, les auteurs eux mêmes ne pourraient pas les placer sous licence libre, ou, à tout le moins, profiter simplement des offres d’impression à la demande. Mais dans certains cas, c’est impossible car les maisons d’édition ont acquis les droits de diffusion pour une longue durée, ou parce que les auteurs ont disparus et que les œuvres se trouvent orphelines sans toutefois appartenir au domaine public.

En novembre 2011, le Sénat Français a proposé une loi visant à permettre l’exploitation numérique des livres indisponibles au XXe siècle. Pour l’AFUL, dont le communiqué sonnait manifestement très juste, cette loi n’a pour autre effet que de « bloquer la politique européenne d’ouverture de la culture et des savoirs et à faire subventionner les éditeurs par les collectivités territoriales et par l’État ». Pour preuve, en ce mois de février 2012, la BNF annonce en trompettes qu’après avoir construit leur base de donnée, elle aura le privilège de numériser plus de 500.000 œuvres ne figurant pas dans le domaine public mais seulement indisponibles à la vente. Quant aux auteurs, ils pourront faire prévaloir leur droit de retrait du processus de numérisation mais à aucun moment on ne leur demandera la permission a priori. Nombre d’entre eux, pourtant, pourraient très bien refuser ou préférer voir leurs œuvres diffusées sous format numérique de manière gratuite ou profiter de cet épuisement de ventes pour les placer sous licence libre. Néanmoins, cette préemption de la BNF — organisme public — sur le droit d’auteur ne s’arrête pas à de telles considérations : le processus de numérisation se fera sur une partie des fonds récoltés par le Grand Emprunt, et une fois cet investissement effectué sur des fonds publics par un organisme public, les bénéfices tirés de la vente de ces livres numériques seront partagés, via une gestion collective paritaire, entre les éditeurs et les auteurs (voir le communiqué de presse). Oui vous lisez bien : une rémunération des auteurs (normal) ET une rémunération des éditeurs, ceux-là même qui ont organisé la rareté des œuvres et cessé leurs publications faute de satisfaire aux exigences de rentabilité ! L’État français va donc numériser et publier des œuvres à la place des éditeurs pour ensuite les rémunérer sous prétexte qu’ils en détiennent encore les droits. C’est une magnifique entourloupe rendue possible à la fois par les opportunités que laissent les contrats de cession exclusive de droit et par la cupidité (où les intérêts bien compris de certains fonctionnaires).

Il y a quelques temps, en juillet 2011, Hachette et Google avaient signé un accord de partenariat portant sur les mêmes principes: Google numérise et diffuse, les intérêts de l’éditeur et du diffuseur sont partagés. Au moins, le partenariat restait privé, même si on peut se poser la question de la durée de leur protection une fois les œuvres dans les mains d’un acteur américain. Or, la BNF qui a si longtemps fustigé les principes de Google, participe aujourd’hui exactement aux mêmes travers et, au lieu de favoriser la diffusion ouverte d’œuvres et rémunérer exclusivement les auteurs, assure tout le travail à la place des éditeurs, sur les deniers publics, et va en plus leur reverser des dividendes. Le citoyen français payera donc deux fois. Il ne reste plus qu’à attendre l’arrivée d’une taxe sur les FAI et les contenus téléchargeables pour un jour payer une troisième fois. Ne parlons pas des procédés de type DRM qui vont être imposés aux lecteurs, utilisant une pléthore de logiciels privateurs et de formats incompatibles.

La guerre des formats et de la circulation des biens culturels ne fait que commencer.