Statium  Blog 

Accueil  |  Publis | Je | 🐳 |  | 📩 | 🔊


Eben Moglen: nous n'avons pas intégré l'anonymat quand nous avons construit le Net

☙  Posté le 18-11-2012  | ⏱ 6 minutes  | ✔ 1169 mots
✎  Christophe Masutti

La liberté de penser, voilà un concept que tout le monde est prêt à défendre. Seriez-vous prêt à le défendre bec et ongle, et même donner votre vie pour cette cause? Cette question n’est pas subtile… parce que les enjeux sont beaucoup plus subtiles que ce que tout le monde imagine. La question est plutôt de savoir jusqu’où vous êtes prêt à sacrifier un peu de cette liberté pour obtenir des services et des biens qui vous donnent l’impression de pouvoir vous exprimer librement ? La génération actuelle des utilisateurs d’Internet a la possibilité aujourd’hui de corriger le principal biais du système nerveux mondial qu’est Internet: la surveillance totale de la société humaine. Voilà pourquoi “nous avons besoin de logiciels libres, de matériels libres et de bande passante libre”. Voyons un peu ce qu’en dit Eben Moglen…

Prenez-le temps de regarder cette vidéo… (qui est Eben Moglen ?)

Le 20e siècle a connu les pires atrocités (aussi bien physiques que psychologiques), des guerres durant lesquelles le silence des esprits était aussi meurtrier que les obus. La censure était cependant visible (du moins, certains l’ont dénoncée) et l’expression était condamnée au moment où elle franchissait les limites de ce que le pouvoir avait décidé. C’était le cas dans les dictatures modernes de l’Allemagne nazie au Chili de Pinochet, en passant par la Chine et l’Iran. Mais pensez-vous que la censure tombe avec les dictateurs ? Ce serait bien naïf. On sait depuis quelque temps déjà qu’en démocratie aussi les opinions publiques se manipulent, ce que certains ont appelé la “fabrique du consentement”. Aujourd’hui, depuis que l’Internet est devenu un outil de communication de masse, le pouvoir des États est de plus en plus investi d’une mission de surveillance totale par les groupes d’intérêts, y compris les lobbies politiques, dont les intérêts vont radicalement à l’encontre de la diffusion des connaissances, de l’information et de la liberté d’expression. La question Hadopi en France est une illustration convaincante de ce que l’industrie du divertissement peut exiger d’un État pour qu’il espionne ses citoyens.

Aujourd’hui, Eben Moglen (voir sa fiche sur Wikipedia) part d’un constat assez grave : « Nous n’avons pas intégré l’anonymat quand nous avons construit le Net ». C’est entièrement vrai. Internet s’est construit sur la base des échanges d’informations à l’intérieur de petites communautés de programmeurs et de chercheurs, sur des bases de confiances et une croyance positive en ce que l’Internet allait changer le monde. Cet enthousiasme a sans doute effacé des esprits le fait que plus vous proposez aux individus des moyens de se cultiver et d’échanger des informations, plus le pouvoir des États perd de l’influence sur ces mêmes individus. Cela est d’autant plus vrai que les turpitudes des hommes politiques sont levées au grand jour par des groupes d’expression libre ou lorsque s’organisent à grande vitesse des résistances ou des révolutions grâce à ce réseau ultra rapide qu’est Internet.

Sur la dangerosité des réseaux sociaux, la question n’est évidemment pas de savoir si diffuser la photo de son chien est dangereux ou pas. La question est de savoir si il est acceptable que l’on puisse profiler votre identité de manière aussi fine que le peuvent les réseaux sociaux, et que cela soit analysé à la fois par les États et des groupes commerciaux dont les collusions avec les États sont évidentes. Comme le dit Eben Moglen, et sans exagérer :

La Stasi ne coûterait plus rien si elle revenait, car Suckerberg fait le boulot à sa place. […] Donc, la forme primaire de collecte qui devraient nous inquiéter le plus est que les médias nous espionnent pendant que nous les utilisons. Les livres qui nous regardent les lire, la musique qui nous écoute en train de l’écouter. Les moteurs de recherche qui surveillent ce que nous recherchons pour ceux qui nous recherchent et ne nous connaissent pas encore.

La plupart des citoyens ont du mal à comprendre ce genre de réflexion car cela les dépasse d’un point de vue technique : ils utilisent des technologies qu’ils ne comprennent pas. On peut toujours rétorquer que la plupart des conducteurs d’automobiles ne savent pas comment fonctionne un moteur à explosion. C’est vrai, mais l’analogie n’est pas la bonne. On ne parle pas ici de la manière dont est construit un ordinateur, on parle de la manière dont sont perçues, enregistrées et traitées les informations que vous transmettez grâce à lui. Par exemple, tout le monde peut comprendre qu’indiquer son nom et son adresse comme condition préalable à l’utilisation d’un logiciel que venez d’installer sur votre machine n’est pas du tout nécessaire pour faire fonctionner ce programme. De la même manière tout le monde peut s’interroger sur le fait qu’acheter un livre à lire sur une tablette Kindle ou un fichier musical sur votre IPhone devrait être une opération irréversible (ce livre ou ce fichier musical sont censés vous appartenir) et que, par conséquent, si vous avez envie de les prêter à quelqu’un, vous devriez pouvoir le faire. Par contre tout le monde n’a pas étudié d’assez près le fonctionnement des systèmes informatiques pour comprendre comment ces barrières ont été rendues possibles et comment certains acteurs économiques et politiques peuvent désormais connaître et décider le contenu des informations qu’ils partagent et comment ils les partagent.

Prenons enfin un cran plus haut. L’espace dans lequel nous évoluons avec Internet a besoin de sécuriser la liberté d’expression avant que l’espionnage de nos vies interdise les usages de cette liberté. Est-il acceptable que l’enregistrement (éternel) de vos recherches sur Google ou vos « amis » sur Facebook puisse devenir un élément à charge contre vous si votre pays devient une dictature et si vous n’avez pas glissé votre bulletin dans la bonne urne ? Souvenez vous cet épisode de l’affaire Tarnac où la seule présence d’un livre (L’insurrection qui vient) dans la bibliothèque de Mr Coupat était devenu une preuve d’intention terroriste: qui pensait que le délit de lecture pouvait être de retour en France ? Vérifiez vite les e-book que vous avez téléchargé dans votre liseuse !

Cet espionnage est justifié de multiples manière : la protection des droits d’auteurs, la lutte contre la pédopornographie, la lutte anti-terroriste, les « dangers d’Internet » pour les enfants, etc. Chacun de ces combats est justifiable politiquement et recouvre à chaque fois un peu plus de nos espaces de liberté… jusqu’à ne laisser de place sur le marché que pour les firmes proposant des « applications » calibrées et centralisées à la sauce Apple, avec lesquelles il deviendra impossible d’être anonyme ou de partager quoique ce soit.

C’est pour ces raisons, de manière à construire des médias libres, que « nous avons besoin de logiciels libres, de matériels libres et de bande passante libre ». Eben Moglen cristallise ici la question fondamentale que pose le Libre depuis ses débuts : sommes nous prêts à utiliser des logiciels ou des services, aussi performants et séducteurs soient-ils, en échange de nos libertés ? La réponse est « non », elle doit être « non ».