Politique, surveillance, résistances
☙ Posté le 27-08-2024
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✎ Christophe Masutti
Voici billet un peu foutraque où j’aborde plusieurs problématiques qui peuvent trouver une résolution dans le concept de mètis, selon une lecture de James Scott et de Certeau. Il faudra auparavant aborder longuement le rapport entre l’État et le capitalisme de surveillance. Quel est ce pouvoir normatif que le capitalisme de surveillance cherche à imposer aux institutions comme aux individus, et quelles sont les portes de sortie ? il y a des résistances inaltérables, présentes depuis toujours, et qui font du pouvoir une sorte d’illusion. Nous sommes tous des hackers, reste à comprendre pourquoi.
Table des matières
« Homme augmenté » : c’est ainsi que, dès les débuts des recherches en informatique appliquée dans les années 1960, on pensait le rapport entre l’homme et les machines. Les témoignages se sont généralement tous suivis sur ce modèle. Tantôt ils dévoilaient les promesses d’un monde meilleur où, partant d’une approche exclusivement computationnelle, l’esprit et le monde tout entier pouvaient être compris comme des machines de traitement d’information. Selon cette approche, si l’univers entier, y compris la pensée humaine sont compréhensibles par l’analogie mécanique (même si nous n’en connaissons pas tous les rouages), alors l’explication du monde est algorithmique et nos limites cognitives ne sont que celles que la technologie nous impose. Tantôt ils étaient plus pragmatiques en situant la machine dans le processus de l’évolution humaine. Une évolution externalisée dont ce qu’on appelait déjà l’IA et les big data représentaient le stade le plus élevé de l’augmentation des capacités humaines. Mais jusqu’à très récemment, avec la critique générale au sujet des GAFAM, la problème qui restait en suspend, le tabou si crucial, fut finalement dévoilé : qu’est-ce qui fut augmenté, exactement, au bout de 50 années de développement ?
Je vais vous le dire : la production et les profits du capital, la puissance de contrôle de l’État, l’influence sur nos comportements (qu’il s’agisse de nos comportements économiques ou de nos comportements politiques). Un premier écueil est tombé : ce n’est pas l’Humain (avec un grand H) qui a été augmenté avec l’informatisation de la société, ce sont ses capacités productives par l’algorithmisation des tâches que nous faisions et de celles que nous n’étions alors pas capables de faire, ainsi que la surveillance et le contrôle des processus de production et de décision (par l’analyse statistique).
Mais jusqu’à présent, nous n’avons pas réfléchi à l’État (avec un grand E). Dans tous ces discours technophiles, l’État n’a finalement jamais été réduit qu’à n’être au pire un passage obligé de l’autorité et du financement de projets (des centaines de milliards ont été injectés dans la recherche et le développement numérique), au mieux une caution pratique et un promoteur de stratégies économiques. Nous parlons de l’État, de son rôle dans ce rapport que nous entretenons avec les machines, mais il reste une boîte noire lorsqu’il s’agit d’analyser sa structure et ses institutions dans leur rapport avec le capitalisme de surveillance. Certes, nous avons une idée désormais extrêmement fine au sujet de la manière dont l’État utilise (s’augmente pourrait-on dire) les technologies d’automatisation pour récolter de l’information et contrôler la population, mais lorsqu’il s’agit de capitalisme de surveillance, nous avons tendance à nous concentrer sur les entreprises et la politique en général…
Capitalisme de surveillance et politique
Il est vrai que la question est d’abord politique. Un récent article d’AOC par le sociologue O. Alexandre (Alexandre, 2024) fait le point sur la manière dont les entreprises de la Silicon Valley retournent peu à peu leur veste, partant du soutien au parti démocrate américain pour aboutir, par l’adhésion à l’idéologie libertarienne, au conservatisme le plus dur. Selon cet auteur, cela ne concerne pas seulement la Silicon Valley, mais bel et bien l’ensemble des entreprises de la tech, y compris dans la France de la start-up nation macroniste : « pour chaque promesse de la révolution Internet des années 1990 (société de l’information, désintermédiation, dématérialisation, enrichissement) correspond aujourd’hui une tendance inverse (désinformation, domination des Big Tech, coûts environnementaux, croissance des inégalités) ». Mais la thèse soutenue consiste à affirmer que ces entreprises n’assument pas la « portée sociale » de leurs activités et que si l’État est aveugle, c’est parce que le problème se situe entre politique et entreprises.
Dans mon livre Affaires privées (Masutti, 2020) je pense avoir démontré à quel point, depuis les débuts de l’informatisation de la société, il y a un gouffre entre le discours émancipateur et le capitalisme de surveillance qui est devenu le modèle économique dominant, supplantant aujourd’hui en termes financiers les plus grandes industries historiques. D’autres l’avaient démontré encore mieux que moi. Il y eu d’abord Fred Turner, par l’étude de cas qu’il a consacré à Stewart Brand, démontrant ainsi combien l’idéologie hippie a été dévoyée sur l’autel du capitalisme numérique (Turner, 2012) au nom de la liberté et des idéaux de transformation sociale. Il y eu encore J. B. Foster et R. W. McChesney dans la Monthly Review qui montrent combien le capitalisme de surveillance s’appuie sur la logique impérialiste des États-Unis depuis la Guerre Froide et s’est accentuée par la surfinanciarisation à dessein des multinationales du numérique (Foster, McChesney, 2014). En somme, qu’on se situe sur le plan de la sociologie ou de la géopolitique, rien n’a jamais réellement plaidé en faveur d’une émancipation de l’homme par l’économie numérique si ce ne sont les discours tenus par les entreprises concernées elles-mêmes, relayés par les politiques pour justifier les stratégies de développement.
Si l’on y réfléchit bien, le mouvement pour le logiciel libre qui, dans ses principes, plaide en faveur d’une liberté d’usage, de partage et de création pour l’utilisateur et le programmeur, a été lancé en réaction justement à la tournure que prenait l’économie numérique en adoptant les pires archétypes de la propriété intellectuelle, et verrouillant l’accès au code. Il n’a pas fallu longtemps pour que d’autres réagissent au nom de la conciliation et du compromis capitaliste avec l'open source et il a fallu toutefois un peu plus de temps pour que ce soient les mêmes grandes entreprises qui collaborent le plus à la création de code libre afin d’alimenter un commun dont elles tirent le plus grand profit.
Toujours est-il que, dans cette longue histoire, l’État est rarement envisagé comme un acteur proactif du capitalisme de surveillance. Certes, il encourage, mais il encourage une sorte d’état de fait. Par exemple, depuis la fin des années 1960 aux États-Unis, les courtiers de données tels Demographics/Acxiom ont des relations privilégiées avec les politiques, notamment le parti démocrate, tout simplement parce que leurs services ont toujours démontré leur fiabilité dans le démarchage politique et le profilage en contexte électoral (Masutti, 2021). Les renvois d’ascenseur en termes de placement stratégique sont évidents. C’est ainsi que Charles D. Morgan, CEO d’Acxiom, basé en Arkansas, sera un grand ami intime des Clinton. L’approche peut avoir de quoi surprendre du point de vue européen, mais il ne faut pas oublier que la culture économique américaine est beaucoup plus pragmatique. Si les programmes politiques promettent des financements, c’est aussi parce que ces mêmes programmes sont encouragés par les capitalistes eux-mêmes, avec force donations et promotions, quel que soit le discours politique en vogue, progressiste ou conservateur, quitte à racler les fonds de poubelles pour convaincre les électeurs.
La passivité des institutions n’est toutefois qu’apparente. Dès les années 1970, le sénat américain lance des enquêtes approfondies sur les bases de données et leurs emplois, le concept de privacy est de plus en plus défini et employé dans les lois encadrant l’usage des bases de données, et très vite les dispositions juridiques de protection de la vie privée se déploient en Europe jusqu’à aujourd’hui. Et c’est un travail laborieux, le rocher de Sisyphe. De même, lorsqu’il s’agit de contrôle de la population ou d’équipement militaire, les finalités capitalistes et les objectifs de gouvernement convergent souvent. Les institutions de l’État ne se privent pas pour passer des marchés douteux avec les principales entreprises. C’est ainsi qu’en matière d’espionnage de masse il fut démontré, notamment par les révélations d’E. Sowden, les accointances manifestes des grandes multinationales du numérique avec la NSA dans l’espionnage de masse au niveau mondial. Mais ce scandale n’est pas isolé, loin de là, et de nombreux noms de programmes d’espionnage de masse et de contre-propagande ont fait surface dans l’histoire des États-Unis (Conus Intel, Cointelpro, Minaret, Echelon…).
Si on compare cependant avec la France, force est de constater que, mise à part la tentative maladroite de l’affaire SAFARI (révélée en 1974), l’espionnage des Français est mené par les services appropriés (type DGSE), avec plus ou moins de légitimité, de morale et de pertinence sur des cibles souvent fort discutables (comme récemment les militants environnementalistes) mais l’histoire française retient finalement peu de scandales proprement dits en matière d’espionnage de masse. Au lieu de cela, ce qui se produit, aux yeux d’un public attentif, à bas bruit mais de manière assez publique, c’est le recours systématique à la surveillance sur le mode solutionniste de l’externalisation à des entreprises pour des équipements et des logiciels à des fins d’espionnage. C’est-à-dire la légitimation croissante, par décrets et loi scélérates interposés (le pouvoir administratif supplantant le pouvoir judiciaire), de la surveillance de masse et de la mobilisation des finances de l’État à cette fin, la technopolice.
C’est là que se situe le vrai sujet : même dans ses efforts pour tenter de contrôler la population — disons plutôt surveiller et réprimer, car de contrôle par les dispositifs numériques il n’y a pas, à moins de doter les caméras de surveillance de grands bras mécaniques ou d’agir de manière prédictive, ce qui n’est pas exclu — l’État abandonne ses devoirs moraux et ses prérogatives : par l’automatisation de la décision de justice (c’est la bureaucratisation du pouvoir administratif) et par l’automatisation de la surveillance dont le savoir-faire appartient aux acteurs économiques qui, par lobbying auprès des institutions, engrangent les profits sur les deniers publics.
Une précision toutefois : il est faux de dire qu’il n’y a pas de contrôle, à part le contrôle réglementaire (police — justice — matraque). Il y a d’abord l’effet panoptique de la surveillance : plus on est surveillé plus on contrôle ses faits et gestes pour les conformer à l’attente (supposée ou réelle) de l’autorité (Bentham, 1789 ; Foucault, 1975). Il y a aussi le contrôle par influence, c’est l’application de la théorie néolibérale du nudge (Stiegler, 2019) (qui a fait long feu), la désinformation, l’astro-turfing, etc. bref toutes ces stratégies de communication dont les effets sont à la mesure de la surveillance de nos comportements par récolte de données et profilage marketing au service du politique.
Les États, les capitalistes, la surveillance
Au lieu de parler de l’État, parlons plutôt des États. Notamment parce que cela permet d’avoir une vision beaucoup plus fine de ce qu’est le capitalisme de surveillance. Par exemple, dans l’histoire de la privacy tous les États n’ont pas réagi de la même manière, au point que ce concept, aujourd’hui encore, est loin de signifier la même chose selon le pays dans lequel on se trouve. Les différences ne sont pas seulement continentales mais vraiment territoriales, car elles sont relatives à l’histoire des dispositifs juridiques (c’est pourquoi le RGPD en Europe ne peut jamais être qu’une harmonisation à bas niveau) et à leur confrontation avec les enjeux économiques.
Ensuite, il faut se poser la question de la méthode. La plupart des approches de la surveillance souffrent d’un biais assez gênant qui consiste à s’interroger d’abord sur les conséquences sociales de la surveillance sans se poser la question de ce qui rend effectivement possible la surveillance. Par exemple S. Zuboff se concentre sur la question de la division du savoir et du pouvoir que cela confère aux « capitalistes de la surveillance », ce qui lui permet de conclure la toute puissance de ces derniers qui détiennent, grâce au marché et à la concurrence, un pouvoir instrumentarien de modification des comportements. Dans cette affaire, l’État ne peut que tâcher de réguler, mais aucune critique n’est faite sur la manière dont ce pouvoir instrumentarien est en réalité partie intégrante de l’appareillage politique, notamment américain, et s’inscrit dans une suite de problématiques de pouvoirs au pluriel : géopolitique, clientélisme, militarisme, stratégie de financiarisation, choix économiques. En somme, l’idéologie néolibérale à la source de la connivence entre les acteurs capitalistes et les politiques n’est pas vraiment questionnée chez Zuboff. Ce qui l’est, c’est la moralité de ce capitalisme de surveillance.
D’autres points ne sont pas souvent questionnés à leur juste mesure dans les surveillance studies. D’abord, la technique et son histoire. Je me répète, mais il est plus qu’évident que la question de la surveillance ne peut être détachée des choix collectifs qui ont été faits dans l’histoire quant aux usages des techniques numériques de stockage, de base de données, et autres dispositifs. Ce furent des choix collectifs, dont la responsabilité ne peut être imputée à tels ou tels acteurs, simplement, l’appropriation de ces innovations et leur intégration dans les pratiques des entreprises, qu’il s’agisse de la production ou du marketing, sont autant de marqueurs qui font que la surveillance a une histoire technique qui ne « flotte » pas au-dessus de l’économie, mais répond à des choix réfléchis. En somme la surveillance n’est pas une simple idée qui consisterait à appliquer des techniques préexistantes dans le but de surveiller les comportements, monitorer des process, influencer les décisions : l’informatisation de la société est fondamentalement le choix collectif de la surveillance.
Partant de là, on peut donner (pas entièrement) raison à A. Giddens et sa critique du matérialisme historique dans The Nation State and Violence (Giddens, 1985) lorsqu’il affirme que les caractéristiques de la société capitaliste ne sont pas toutes visibles dans l’histoire marxiste de la production, de la lutte sociale et du capitalisme, mais que ce qui fait une société capitaliste, c’est la jonction entre son profil industriel, les formes de surveillance et de contrôle de sa population et le rôle qu’elle joue en tant qu’État-Nation dans sa confrontation concurrentielle aux autres. Autrement dit, le rapport social que nous entretenons avec les techniques de surveillance s’inscrit dans une configuration de l’État selon laquelle c’est le choix du capitalisme de surveillance qui a été fait, et pas un autre. Et il s’étend par la mondialisation des techniques et des pratiques (politiques, institutionnelles, économiques).
Autre aspect : les données de l’État et les données pour l’État. Dans un article passionnant, l’historienne Kerstin Brückweh étudie le cas de la Grande Bretagne et la manière dont les données de recensement ont consolidé la vision conservatrice d’une société de classes (c’était le Registrar General’s Social Classes, RGSC : upper class, upper middle class, lower middle class) en créant un tri social avec une granularité fine (Brückweh, 2016). Ces données des recensements ont alors permis, par leur mise à disposition publique, des méthodes de collecte et d’analyse de données, d’abord développées et utilisées par les entreprises à des fins d’études de marché et d’opinion, puis adoptées par les gouvernements pour gérer les populations et distribuer les ressources publiques. Il s’avère que pour des études statistiques bien menées, le RGSC ne correspond que très difficilement à la réalité sociale, mais tout le travail des statisticiens britanniques d’après-guerre consista à rechercher les meilleurs modèles de tri social, ne remettant aucunement en cause le paradigme dominant. Une politique de royalties fut mise en place, permettant au gouvernement de valoriser ces données lorsqu’elles étaient utilisées à des fins commerciales. Avec l’apparition de l’informatique, et les méthodes de la géodémographie, la classification par grade fut remise en cause, et des nouvelles classifications virent le jour, à la fois très malléables et qui confirmaient de plus en plus les fournisseurs externes dans leur savoir-faire. Mais la montée en charge et en valorisation des entreprises spécialisées laissa aussi la possibilité au gouvernement néolibéral de M. Thatcher d’externaliser complètement le recensement. Comme le montre K. Brückweh, c’est justement cette externalisation qui confirma une sorte de démission du gouvernement britannique de sa tâche de classification sociale : le néolibéralisme thatcherien niait complètement la société au profit d’une vision extrêmement individualiste, ce qui rendait finalement inutile la tâche gouvernementale de garantir la cohésion sociale, même si la classification par tranche a ses limites et son intérêt faible en termes de contrôle populationnel. Au-delà de cette étude, K. Brückweh montre que l’analyse du travail de l’État, par la standardisation et la simplification ou l’abstraction, comme le décrit James Scott dans L’œil de l’État, constitue une bonne approche dans la mesure où le tri social permet effectivement d’appliquer des décisions publiques.
Ce que j’en conclus, c’est que lorsque ce tri social devient complexe, qu’il acquiert une telle technicité que la seule solution consiste à l’externaliser, ce qui a fini par se produire avec l’informatisation. Ce travail n’est plus une simplification mais une opportunité de valorisation et de services : sondages et influence d’opinion deviennent les clés non plus de la décision publique, mais du placement politique et de l’acceptation de l’idéologie néolibérale. Ce qu’on pourrait appeler les « démissions » de l’État n’en sont donc que les corollaires, et c’est là encore un autre aspect du rapport entre surveillance et État. Si l’on regarde l’État français, les exemples ne manquent pas où les institutions publiques semblent abandonner leurs prérogatives au profit d’acteurs privés, alors qu’il s’agit en réalité de la même face d’une même pièce.
Prenons le cas de Doctolib : sous couvert de service à la population (le concept d’entreprise à mission) le monitoring des transactions sanitaires relève d’un acteur privé. Ce faisant, l’État contrôle mieux les dépenses publiques médicales et leur rentabilité, par exemple lorsque Doctolib propose de surveiller les « lapins » posés par les patients à leurs médecins, ou bien encore dans la mesure où Doctolib noue des contrats très rentables avec les hôpitaux qui ainsi ont l’opportunité de faire valoir leur offre de soins, d’autant plus que Doctolib prend le monopole de ce type de service. L’État transforme l’essai et les patients peuvent y trouver leur intérêt… sauf que le capitalisme rattrape toujours les situations qui lui échappent. Ainsi en Allemagne, Doctolib a déjà été pris la main dans le sac à valoriser les données à des fins publicitaires en utilisant des cookies tiers. De même, jouant le jeu des GAFAM, il a été reconnu que Doctolib héberge ses données, immenses et prometteuses, sur Amazon, bien le Conseil d’État ai jugé que Doctolib apportait les garanties suffisantes en matière de protection des données ; le contraire aurait été étonnant. Ce qui est moins étonnant, c’est que Doctolib a récemment annoncé qu’il allait entraîner de l’IA sur la base des profils utilisateurs, ceci de manière à mettre son nez dans le parcours de soin et même les pratiques médicales. Bref, la pression du besoin de rentabiliser les données est si forte qu’elle dépasse même les simples problèmes de sécurité comme la perte de données ou le chiffrement, et que Doctolib devra toujours s’y conformer. Lorsqu’il sera arrivé au bout de son modèle économique somme toute classique (vendre un service et devenir monopoliste dans le parcours patient auprès des institutions publiques et des structures privées), les données anonymisées, les données de fonctionnement, sans qu’il soit forcément question de données médicales ou de données personnelles au sens du RGPD, finiront par être transmises à des tiers, qui eux-mêmes savent très bien comment les traiter pour leur donner de la valeur à des fins d’influence comportementale, ce qui dans le domaine de la santé pose de grave questions éthiques autant qu’économiques.
Il serait intéressant d’envisager comment, dans certaines configurations politiques, qu’on pourrait nommer « démocraties autoritaires » pour prendre le cas de la France de ces dernières années, l’État devient une machine à transformer la surveillance en contrôle. L’exemple-type en la matière, c’est la pandémie de Covid durant laquelle la mobilité des citoyens était largement mise en question. Quel est l’impact réel d’un déplacement massif, par exemple lorsque la population aisée d’Ile-de-France se carapate en campagne pour écouter les petits oiseaux alors que les « premiers de cordée » continuent à prendre des risques sanitaires pour faire tourner la boutique ? En 2020, l’INSERM dévoile une étude à partir des données du fournisseur téléphonique Orange sur ses abonnés de téléphonie, pour voir quels modèles épidémiologiques il possible d’observer. Mais au fond, c’est exactement ce qu’avait demandé la Commission Européenne à tous les opérateurs téléphoniques. Comprendre l’épidémie, adapter la décision publique à la situation, que l’intention soit justifiée ou plus discutable, là n’est pas le propos : tout cela nécessite évidemment l’absorption de données issues de la surveillance par des entreprises privées qui en ont le pouvoir et la capacité. Cela n’est pas nouveau, mais la question sous-jacente est celle-ci : à quel point les données de la surveillance comportementale produite par des entreprises privées pour des objectifs de marketing et d’influence économique, peuvent aussi servir de nouvelles finalités de contrôle par l’État, démultipliant ainsi son pouvoir d’observation et de prédictibilité statistique tout en organisant sa propre dépendance vis-à-vis de ces acteurs privés, et donc de leurs intérêts ?
Tiens, encore un exemple, plus ancien : on parle peu de l’Association Auxiliaire de l’Automobile, qui durant longtemps se chargeait d’émettre des statistiques sur le secteur économique de l’automobile. Forte d’une base de données énorme spécialisée dans ce secteur industriel et ses filiales, l’AAA était le pendant associatif du Comité des Constructeurs Français d’Automobiles (CCFA) qui avait, jusqu’à la création du Système d’immatriculation des véhicules (SIV) en 2009, le monopole de la gestion du fichier national des immatriculations. Il s’agit d’un vieux fichier sous la responsabilité du ministère des Transports qui, au début des années 1980, en contrepartie de différents services (dont les services de gestion de flotte de véhicules, par exemple) en avait confié la gestion à l’AAA qui s’en servait notamment à des fins de marketing personnalisé. La CNIL n’avait pas trouvé grand-chose à redire à ce propos, mentionnant que « la fourniture d’informations à ces utilisateurs privés qui s’inscrit dans le cadre des activités industrielles ou commerciales du secteur automobile, répond à un intérêt général en assurant la promotion d’un secteur clé de l’économie nationale » (voir la délibération de 1983). La convention qui liait l’AAA et l’État a pris plus ou moins fin en 2009 avec la création du SIV, et quoi qu’il en soit les informations du SIV sont, depuis la directive européenne du 20 juin 2019, complètement ouvertes à des autorisations de réutilisations à des fins de prospection commerciale. Toujours est-il que, pendant des décennies, l’AAA a engrangé des données et développé un savoir-faire, avec l’œil bienveillant de l’État et pour le bien de l’industrie automobile. Aujourd’hui l’AAA est devenue une société à part entière, nommée AAA-Data, filiale du CCFA, elle exploite toujours les données d’immatriculation, et reste un acteur incontournable dans la gestion de données industrielles en France. En 2015, AAA-data a annoncé un partenariat avec Acxiom dans le but de créer un service destiné aux annonceurs, dans le cadre de programmes marketing. Autant dire que la libéralisation de ce marché de la donnée d’immatriculation a surtout fonctionné pour le plus grand bien d’AAA-Data qui, non seulement conserve un certain monopole, mais en plus peut se permettre de monétiser les données d’immatriculation en parfaite légalité, et en toute conformité RGPD, bien sûr.
Quant à Acxiom, cette entreprise américaine domine aujourd’hui en France comme ailleurs en Europe le marché du courtage de données. Elle a racheté des sociétés comme Claritas et Consodata et là où elle ne parvient pas à prendre le contrôle, elle multiplie les partenariats (comme avec AAA-Data, par exemple). Cela pose évidemment un problème de souveraineté sur les données de consommation1. En d’autres termes, avec la libéralisation des fichiers de données publiques (du type SIV, ou les données de recensement, etc.), les pays européens se sont eux-mêmes enfoncés dans un marasme dont il sera difficile de sortir. Bien que tout cela soit évidemment conforme au RGPD, il reste que les données fournies par les puissances publiques sont (ont toujours été) des mines pour les courtiers de données. La différence, aujourd’hui, c’est que non seulement le courtage de données connaît une phase monopoliste dominée par les multinationales américaines, mais en plus sont capables de fournir des solutions marketing (tel le CRM-Onboarding2) dont la puissance d’influence comportementale pose (devrait poser) des problèmes de gouvernance démocratique.
Sauf que ces problèmes de gouvernance sont, dans beaucoup de pays, largement dépassés par l’intérêt des États à traiter avec les courtiers de données. Il s’agit en quelque sorte d’un retour sur investissement (que cet investissement soit celui de la participation des fonds publics à l’économie numérique ou carrément de la fourniture de données publiques). Aux États-Unis, tantôt des sociétés fournissent aux autorités des données de géolocalisation durant la pandémie (Veraset), tantôt elles s’investissent du pouvoir de protéger le droit à l’avortement en choisissant de ne pas stocker les informations relatives aux centres IVG (Google), tantôt elles proposent la reconnaissance faciale pour lutter contre l’immigration illégale (Amazon), ou ciblent les personnes susceptibles de commettre un crime dans le cadre du traitement de données juridiques (LexisNexis), ou encore surveillent pour l’État les passagers aériens (Acxiom post 11/9 et ses grands contrats de surveillance au risque du piratage)…
En France, nous n’en sommes pas encore là… diraient les plus candides. Le site Technopolice dévoile cependant une petite partie de l’écosystème de partenariat public/privé dans le domaine de la surveillance et de la répression des populations. L’accessibilité des données publiques est le faire-valoir de façade : dans le contexte de la smart city, publier des données publiques revient à encourager et rendre plus efficiente la numérisation de la société, et en même temps facilite grandement la mise sous monitoring permanent de la société. Ceci est d’autant plus pertinent que nous avons en France une politique des plus efficaces de gestion et de captation des données par les services publics : la start-up nation du président Macron n’a pas d’autre but que de favoriser ces partenariats public-privés, quelle que soit leur finalité… bienvenue si, en plus, elle permet d’accroître les capacités d’action de la force publique ou de servir les intérêts bourgeois.
En matière de politique, les partis eux-mêmes ont en France déjà largement franchi le pas en matière de profilage à des fins électoralistes, tout comme dans la majorité des pays dans le monde. Moyennant quelques euros, il n’est aujourd’hui pas très difficile d’élaborer une banque de profils. La question n’est plus vraiment de porter l’opprobre sur les utilisateurs des médias sociaux qui dévoilent toute leur vie privée, nous n’en sommes plus là : les techniques élaborées par les courtiers de données, par le pompage tentaculaire d’une pléthore de banque de données publiques et privées, permettent un profilage bien plus pertinent et implacable que les seules données de l’ingénierie sociale (d’ailleurs largement automatisée depuis longtemps).
Spécialiste en études de surveillance, Colin Bennett montre dans une étude comparative, que ce sont les gouvernements néo-conservateurs qui sont le plus susceptibles d’adopter des solutions de surveillance algorithmique avec le concours des entreprises de courtage de données, y compris les Gafam. Si la surveillance comprend aujourd’hui la totalité des processus de production et de consommation, ce n’est pas parce que ces technologies de surveillance sont apparues sur le marché qu’elles furent adoptées comme une fatalité. C’est parce que la décision publique s’est orientée sciemment vers cette tendance. Selon David Lyon (Lyon, 2001, p. 74), les sociétés capitalistes sont les plus enclines à développer des pratiques de gestion de risque (pour pallier aux incertitudes économiques ou aux externalités) ainsi que des pratiques de contrôle identitaire (dans une société capitaliste, le contrat est la forme juridique principale de relation, il faut donc toujours identifier la personne avec le plus d’exactitude). Or, le contrôle identitaire comme la gestion des risques reposent aujourd’hui sur des organisations tierces, autres que l’État. Il y a donc des interrelations rendues nécessaires dans toutes les démocraties libérales pour lesquelles le modèle capitaliste est réputé indépassable, mais avec quelques nuances. Comme l’exprime Collin Bennett :
« Le développement précoce et généralisé de ces techniques aux États-Unis s’explique en partie par un système politique plus fragmenté que dans les régimes parlementaires. La faiblesse et l’incertitude des lignes d’autorité hiérarchique du Congrès et de la présidence permettent une multitude de liens horizontaux complexes et entrelacés entre les fonctionnaires de niveau inférieur. Ces issue networks facilitent le partage de toutes sortes de données et d’informations sur les politiques publiques. L’appariement informatique prospère entre et au sein de l’ensemble d’agences diverses, non intégrées, incohérentes et décentralisées qui constituent la bureaucratie fédérale américaine. » (Bennett, 1992, p. 255)
De manière générale, dans tous les pays, le degré de surveillance dépend pour beaucoup de la qualité des frontières entre l’État et la société civile. Plus les frontières sont floues, plus des acteurs privés tendent à assurer des fonctions normalement publiques, plus il y a de partenariats entre public et privé, moins la protection des libertés civiles est assurée à l’encontre des velléités de contrôle des populations et de l’influence comportementale. La notion de liberté dans le Contrat Social, réputée au fondement des démocraties libérales, n’est donc pas seulement menacée par le capitalisme de surveillance, elle est menacée parce que les institutions et les structures gouvernementales viennent à dépendre de ce capitalisme et œuvrent pour lui.
En façade, toutes les réglementations risquent de ne jamais suffire. Pour reprendre encore C. Bennett :
« Cette étude comparative de la dataveillance a mis en évidence les limites de la réglementation procédurale. Les nouvelles formes de dataveillance mettent à rude épreuve la crédibilité de la théorie de la protection de la vie privée, des lois sur la protection des données qu’elle sous-tend et des agences chargées de faire appliquer ces lois. Dans le meilleur des cas, ces agences ne peuvent réagir qu’au niveau individuel. Elles peuvent assurer une certaine transparence du processus, établir des règles pour la qualité et l’intégrité des données, insister sur des analyses coûts-avantages crédibles avant de procéder à des rapprochements de données, recevoir et résoudre des plaintes individuelles, mais elles ne peuvent pas mettre un terme à la dataveillance. » (Bennett, 1992, p. 256)
Mètis et tactiques : la résistance, de Scott à de Certeau
Face à l’algorithmisation de la décision publique qui impose ses propres rationalités en instaurant un « État-plateforme » et encourage l’action des multinationales du numérique (Mabi, 2019), face au pouvoir des courtiers de données, qui font bien peu les objets d’études sérieuses, certains plaident en faveur d’un nouveau Contrat Social (Reviglio, 2022). Est-ce suffisant ? ou plutôt : est-ce encore pertinent ? Après tout, l’idéologie libertarienne des magnats de la Silicon Valley s’accommode très bien des partis les plus conservateurs et réactionnaires, les subventionne, même. La raison est que, avec de telles idéologies politiques, le profit ne manquera pas à ceux qui proposeront les solutions techniques qui permettent de désengager l’État le plus possible. Le sempiternel refrain du coût exagéré des services publics trouve toujours des oreilles attentives. C’est par exemple la raison pour laquelle la blockchain est tellement plébiscitée, en dépit de son impact écologique : il suffit de comprendre que la blockchain permet au fond de transformer notre rapport au droit. Les notions de propriété ou d’obligation, une fois contractualisée en blockchain peuvent devenir des actifs dont le contrôle n’est plus relatif aux institutions mais à la technologie. Au lieu de réinvestir la parole publique dans le code comme le préconisait L. Lessig (Lessig, 2000), il s’agit non plus d’accepter mais de voir comme une fatalité que le code fait loi, c’est-à-dire créer une société où il n’y aurait plus de négociation mais uniquement la rigidité des contrats et l’inscription de nos relations dans une chaîne algorithmique (supposée) éternelle3. Plus besoin d’institutions.
D’aucuns pourraient alors se réfugier dans le rejet technophobe. Comme je l’ai déjà dit, c’est à la fois une erreur (c’est méconnaître la puissance des technologies de surveillance à moins de se retirer complètement du monde), et une défaite mainte fois explorée, sans issue. Oui, il faut réinvestir socialement les technologies et cela peut se faire de multiples façons. Mais quel est le moteur de cette appropriation sociale ? Hé bien c’est une manière de réviser notre rapport avec l’État, c’est-à-dire opposer à l’État ce qu’il y a de proprement ingouvernable et qui donc échappe par définition à la surveillance.
Qu’est-ce donc qui soit si ingouvernable dans la société, et par extension hors d’atteinte des algorithmes ? Ce sont les sommes de savoirs et savoir-faire que justement nous gardons hors du gouvernement (ou de la bureaucratie privée) parce que nous savons que les y abandonner serait une forme de suicide social. Les définir revient à discuter de deux manières de les concevoir, la première est celle de James Scott, la seconde celle de Michel de Certeau. Dans les deux cas, savoir ce qu’on veut en faire est une question éminemment anarchiste.
Avant d’aborder cette question, faisons un petit détour par le regretté Bernard Stiegler. Pour lui, il y a un concept qui résume bien le fait de priver les individus de savoir et de savoir-faire, c’est la déprolétarisation. C’est la perte, dans la société, de la capacité de l’individu à produire ses modes d’existence et son rapport aux choses. Dans le système productif, c’est la perte de son autonomisation au travail, en particulier par l’automatisation des processus productifs. Et aujourd’hui, cette question ne touche plus seulement l’ouvrier mais tout le monde. C’est ce que Graeber a formulé dans son livre Bullshitjobs (Graeber, 2018), cette perte de sens au travail qui finalement fait aussi écho à la prolétarisation de nos vies en général : la bureaucratisation, si longtemps décriée (au moins depuis Max Weber), a pris des proportions telles que nos vies entières sont soumises à des processus qui en font perdre le sens, mais il s’agit aussi de nos états psychiques, nos désirs, nos relations interpersonnelles, toutes soumises à la fois à l’algorithmisation des « services » numériques et à leur enshitification.
Mais ce que Bernard Stiegler appelle les savoirs et savoir-faire sont en fait ceux qui sont sujets à l’automatisation, c’est-à-dire ces savoirs et savoir-faire que l’on peut définir, mesurer statistiquement, et qui correspondent à des stéréotypes auxquels soit nous essayons de nous conformer, parce que nous influencés dans ce sens, ou auxquels nous sommes contraints au risque de l’exclusion sociale. Et il est vrai que cette conformisation est d’autant plus forte que nos vies se numérisent, car hors du calcul, point de salut.
Cependant, il demeure que les savoirs et savoir-faire sont un puits sans fond. Il existe une foule de choses que savons et faisons, quitte à les inventer ad hoc, qui échappent à la surveillance, et même à la formulation, et par lesquelles néanmoins, la société « se tient »… parce que nous le décidons ainsi. Qui n’a pas constaté par exemple, dans une organisation faite de procédures dûment renseignées et définies, combien le fait de respecter à la lettre ces procédures conduit tout droit à une situation erratique, là où justement, conscient que les procédures ne peuvent jamais couvrir l’infinité des situations possibles, la décision de ne justement pas les respecter permet au système de perdurer. Ce savoir-là, cette manière de faire, issue à la fois de l’expérience et de la théorie sans en être toutefois la déduction, c’est ce que les grecs appelaient la mètis et que James Scott situe au plus haut de l’organisation sociale.
La mètis, c’est Ulysse trompant le Cyclope par la ruse et Ulysse capable de redonner espoir à ses marins tout en réparant le bateau… parce qu’il est Ulysse. Ce n’est pas seulement la ruse, c’est la ruse d’Ulysse, ce n’est pas du management, c’est la manière d’être d’Ulysse, ce n’est pas du bricolage, c’est la capacité d’Ulysse à réparer le bateau. Rien dans ces situations ne peut être préalablement documenté (il n’y a pas de manuel d’odyssée pour marins perdus), rien ne sera documenté ou théorisé si ce n’est l’histoire que l’on raconte (et qui change sans cesse), et c’est justement pourquoi Ulysse plus qu’un autre est capable de rentrer à Ithaque.
On a très souvent confondu la mètis avec la ruse. Cette idée est plutôt une interprétation des écrits d’Aristote, qui la compare à la feinte, à la manière rapide de faire quelque chose et a trait à la contingence, l’indeterminé. Ceci par opposition à un savoir, qu’il soit issu de l’expérience ou de la théorie, mais qui puisse être explicité. Pour rester chez Aristote, ce n’est pas non plus la phronèsis cette « prudence » qu’on pourrait dénommer « sagesse pratique », juste équilibre entre l’excès et lemanque. D’un autre côté, on a aussi traduit mètis par « intelligence pratique », ce qui n’arrange pas vraiment nos affaires. Il faut lire sur ce point le travail remarquable fait au début des années 1970 par M. Detienne et J.-P. Vernant (Detienne, Vernant, 2018) sur la polysémie de la mètis et qui montre combien les grecs y accordaient une grande importance, aussi bien qu’au logos qui s’énonce clairement.
J. Scott, dans L’Œil de l’État, prend une définition qui n’est pas du ressort du logos et en même temps reste une forme de prudence. Pour lui, la mètis ce sont des savoirs et savoir-faire « aussi précis et concis que nécessaires ». Elle s’adapte aux situations toujours différentes. Elle se situe entre le génie (ou le talent) et le savoir codifié. Enfin, elle est toujours locale, relative à un contexte donné, et surtout elle dépend aussi des conditions sociales, par exemple des savoirs et savoir-faire transmis sur plusieurs générations. Il faut une « communauté d’intérêt, un stock d’informations cumulées et des expérimentations continuelles ». La mètis est donc à la fois individuelle – elle dépend d’un « tour de main », et aussi collective – la structure sociale en détermine le besoin pourrait-on dire.
Ceci étant dit, que fait James Scott dans L’Œil de l’État ? il passe en revue une pléthore de cas où l’État finalement échoue dans ses projets de gouvernement ou bien lorsque l’entreprise échoue dans sa tentative de vouloir gouverner les processus de production. Il explique cela en deux temps. Premièrement, le fait que tout projet de gouvernement tend à vouloir simplifier et standardiser, qu’il s’agisse du gouvernement soviétique dans sa volonté de planifier l’agriculture ou l’industrie, ou (avant que les thuriféraires de Hayeck ne se pointent) la standardisation et la simplification du marché libéral (la circulation de l’information économique est une simplification du monde ce qui explique les crises capitalistes et la volonté de ne jamais voir les « externalités »). C’est la même chose selon James Scott. Et deuxièmement, la raison de cet échec, c’est justement la mètis, c’est-à-dire le fait que dans tout projet, chaque acteur au plus bas de l’échelle, chaque non-décisionnaire, n’est jamais déprolétarisé entièrement. Il subsiste toujours une manière de procéder qui est mise en œuvre à bas bruit, à l’échelle locale, qui permet justement que l’ensemble que l’on croit ainsi gouverner, puisse tenir malgré tout. C’est l’exemple de l’agriculture soviétique qui, selon James Scott (car la réalité n’est jamais aussi nette), ne tenait que parce que les paysans dépossédés de leurs terres, conservaient malgré tout un semblant d’économie agricole locale par des petits jardins discrets et des petits échanges, autant de temps de travail et d’espaces géographiques« volés » à l’État central et maintenaient l’ensemble plus ou moins fonctionnel.
C’est cette mètis que James Scott oppose à la gouvernementalité. C’est-à-dire, qu’il y a toujours de l’ingouvernable et que c’est justement ce qui permet aux structures sociales de tenir. Pour J. Scott,ce n’est pas l’information qui stabilise l’ordre du monde, c’est la mètis. Or, l’usine tout comme l’ordre administratif, par leur volonté de simplifier, de standardiser, d’uniformiser, en usant de la violence bien souvent, cherchent justement à briser la mètis :
« Le véritable génie des méthodes modernes de production de masse que fut Frédérick Taylor perçu avec une grande acuité le problème de la destruction de la mètis et de la transformation d’une population d’artisans quasi-autonomes et réfractaire en unité plus aisément contrôlable à savoir les ouvriers. » (Scott, 2024, p. 9)
La conclusion de James Scott, va encore plus loin. Pour lui, la mètis joue un rôle non seulement structurant, mais supérieur au gouvernement des choses. Économies collectivistes ou usines capitalistes dépendent d’une économie informelle étrangère aux schémas simplifiés :
« Tous les systèmes socialement élaborés sont en fait les sous-systèmes d’un système plus vaste dont ils sont au bout du compte dépendants voire parasitaires »
Je peux concéder que ce « vaste système », cette part d’ingouvernable en chacun de nous et qui construit nos relations sociales, souvent il est vrai en réaction à l’autoritarisme de l’État ou de l’entreprise, est aussi l’objet de convoitise. Ne sont-ce pas les partis politiques qui souvent instrumentalisent notre ingouvernabilité pour mieux la canaliser et organiser la congruence idéologique qui permet de détenir le pouvoir dans les régimes (prétendus) démocratiques ? Ceci tendrait à prouver le bien-fondé de la pensée de James Scott. Mais d’un autre côté, lorsque ces mêmes partis politique usent et abusent du profilage numérique pour mieux manœuvrer l’opinion publique, n’est-ce pas aussi une manière de considérer le talon d’Achille de ce « vaste système » ? N’est-ce pas faire la part trop belle à la solidité de cette mètis si universelle que de penser qu’échappant aux statistiques, elle serait à ce point hors de contrôle ?
Pour poursuivre dans la même veine, on pourrait dire que le profilage dans l’économie numérique d’aujourd’hui tend de la même manière à simplifier et standardiser, mais la différence est que l’exercice du pouvoir que cela confère devient total parce que justement il y a abandon. Abandon des prérogatives de l’État par son reniement du Contrat Social (nous l’avons vu plus haut), ou abandon des individus happés qu’ils sont d’un côté par l’administration de leurs vies et de l’autre par leur propre abandon de leurs savoirs et savoir-faire au profit du confort bourgeois que l’on promet à tous. Non, pas tous : je rappelle qu’ici nous parlons exclusivement des sociétés capitalistes, et que le confort bourgeois est celui que l’on envie, pas forcément celui que l’on a…
L’algorithmisation de nos vies est sans doute le plus haut degré de destruction de la mètis. Au point que je pense sincèrement qu’elle est passée d’une forme de structuration (révolutionnaire possiblement) à une forme de résistance. Elle n’est plus supra mais infra sociale.
C’est là qu’une lecture de Michel de Certeau, réactualisée à l’aune de l’économie numérique, peut s’avérer profitable. C’est à cet exercice que se sont récemment livrés B. Latini et J. Rostand (Latini, Rostand, 2022). Je vous laisse découvrir ce dernier texte dont vous trouverez la référence en bibliographie.
Disons pour faire simple que Michel de Certeau est le contrepoint de la pensée post-structuraliste des Foucault et compagnie. Contrepoint, et non opposition. S’il existe des structures qui permettent de comprendre un état social, ce dernier n’en est pas pour autant le prisonnier, et les individus qui composent les « masses », ne sont jamais entièrement déterminés par la structure, les institutions ou les modèles d’interactions. Il est plus facile, en effet, de penser notre assujettissement à l’économie (numérique ou autre) que de penser les manières dont, en pratique, nous nous organisons dans ce terrain hostile.
Peut-être est-ce là la raison de la relative discrétion du travail de M.de Certeau aujourd’hui, à un moment où sa lecture pourrait être profitable. En effet, là où Foucault proposait une critique des institutions pour démontrer les modes d’assujettissement, on a cru voir, en une comparaison trop rapide, un lien évident entre la surveillance et le contrôle panoptique. La lecture de Surveiller et punir est en ce sens une sorte de poncif, surtout lorsqu’on ne tient pas compte la critique du néolibéralisme déjà plus qu’en germe chez Foucault, mais dans d’autres livres.
Là où M. de Certeau se situe, c’est sur un autre plan : nous ne sommes pas que des sujets. Nous sommes capables de nous exprimer de manière autonome, et M. de Certeau nous emmène sur le terrain du quotidien, là où nous opérons nos pratiques et nos créativités, par le fait même que nous trouvons dans ce quotidien la raison créatrice et finalement émancipatrice. Michel de Certeau voit son champ de recherche situé « dans un ensemble de précédents et de voisinages, par exemple les recherches récentes sur l'« intelligence pratique » (la mètis) des grecs ou sur le « sens pratique » et les « stratégies » kabyles et béarnaises » (Certeau, 1990, p. 35). Si l’auteur se réfère explicitement à P. Bourdieu, il ne s’embarque pas pour autant vers la théorie de la pratique. Son objet est de concevoir quels sont les modèles d’action des « gens », ces consommateurs qui sont en réalité les dominés sans toutefois être « ni passifs ni dociles », et comment « le quotidien s’invente avec mille manières de braconner ».
Dans l’économie numérique, il y a de nombreuses figurent qui illustrent très bien ce braconnage. Un autre mot a été utilisé : le bricolage du hacker. La figure historique du hacker est bien celle qui se réapproprie des outils pour en tirer autre chose, pas seulement l’améliorer, mais le transformer pour son usage et le partager, par un processus créatif. Pour autant, nous ne sommes pas tous des hackers, et nous rejoignons là l’idée de James Scott : il y a une inégalité de distribution des « tour de main », des manières de faire et des manières de voir. Par exemple,un hacker évolue dans un milieu social qui rend ses hacks pertinents et sans une communauté de hacker, il est difficile de se reconnaître et d’agir comme tel.
La pensée de M. de Certeau va un peu plus loin que cela. Ce n’est pas la communauté qui est importante, car elle ne sert finalement qu’à prendre conscience de soi. En fait, ce que nous dit de Certeau, c’est qu’en dehors d’un système de représentation et d’identification, nous usons des objets de mille manières différentes, quelles que soient les modes d’utilisation qui nous seraient imposés.
Se souvenant d’une visite dans un village reconstitué, de Certeau envisage les outils anciens exposés dans les maisons, des outils déjà utilisés et marqués par les usages :
« Comme les outils, les proverbes, ou autres discours, sont marqués par des usages ; ils présentent à l’analyse les empreintes d’actes ou de procès d’énonciation ; ils signifient les opérations dont ils ont été l’objet, opérations relatives à des situations et envisageables comme des modalisations conjoncturelles de l’énoncé ou de la pratique ; plus largement, ils indiquent donc une historicité sociale dans laquelle les systèmes de représentations ou les procédés de fabrication n’apparaissent plus seulement comme des cadres normatifs mais comme des outils manipulés par des utilisateurs. » (de Certeau, 1990, p. 39)
Dans le quotidien, les objets ont « mille combinaisons d’existence », et c’est cette presqu’infinité des modes d’usage qui marque la créativité des utilisateurs. Critiquant l’anthropologie et la sociologie institutionnalisée par des paradigmes ou même des dogmes, de Certeau montre qu’elles ont tendance à faire oublier ces infinités de mode d’être, reproduisant ainsi ce que l’ordre bureaucratique, le cadre normatif des institutions, cherchent eux aussi à faire oublier par des artifices comme la « valeur commune », l'« ordre naturel », ou « immémorial » : la résistance naturelle de la métis sort systématiquement de tout cadre normatif :
« L’ordre effectif des choses est justement ce que les tactiques « populaires » détournent à des fins propres, sans l’illusion qu’il va changer de sitôt. Alors qu’il est exploité par un pouvoir dominant, ou simplement dénié par un discours idéologique, ici l’ordre est joué par un art. Dans l’institution à servir, s’insinuent ainsi un style d’échanges sociaux, un style d’inventions techniques et un style de résistance morale, c’est-à-dire une économie du « don » (des générosités à charge de revanche), une esthétique de « coups » (des opérations d’artistes) et une éthique de la ténacité (mille manières de refuser à l’ordre établi le statut de loi, de sens ou de fatalité). La culture « populaire », ce serait cela, et non un corps tenu pour étranger, mis en pièces afin d’être exposé, traité et « cité » par un système qui redouble, avec les objets, la situation qu’il fait aux vivants. » (de Certeau, 1990, p. 46)
Nous bricolons tous, nous sommes tous des braconniers, et nous réagissons par des résistances au pouvoir. La pensée de M. de Certeau permet de mettre en perspective la toute puissance de la surveillance et l’influence comportementale. Les objets numériques font partie de notre quotidien : ce seul constat suffit à faire prendre conscience que nous réagissons toujours à contre-courant de l’illusion normative que l’économie numérique cherche à nous imposer.
Il serait faux de prétendre que, parce que nous consentons de temps à autre à ces contraintes, la société serait devenue amorphe et toute perméable à l’assujettissement algorithmique. Au contraire, il ne faut pas seulement regarder les communautés qui ont conscience de leurs propres efforts de résistance et développent des outils en conséquence. Il faut aussi regarder la manière dont les usages quotidiens recèlent des capacités de résistance. Il existe une culture populaire numérique à laquelle il faut aussi penser lorsque, nantis d’une mission d’évangélisation libriste, nous aimerions que les usages se transforment en vertu d’une autre normativité que nous aimerions voir advenir, celle des libertés numériques. Que voulons-nous vraiment en réalité ? organiser l’opposition frontale avec le capitalisme de surveillance ? ne serait-il pas finalement plus profitable de détourner, machiner, braconner, bricoler, et diffuser ces manières de faire, ces tactiques de résistances ? C’est de guérilla et de subversion dont il s’agit, pas d’une guerre de classes. Au lieu de vouloir un ordre nouveau et créer de nouvelles normativités, il est peut-être plus intéressant de contrefaire l’ordre que l’on veut nous imposer.
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Notes
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Cela dit, d’après Wikipédia, « en juillet 2018, Interpublic annonce l’acquisition Acxiom Marketing Solutions, une filiale d’Acxiom, pour 2,3 milliards de dollars. Acxiom Marketing Solutions, représente les 3/4 des revenus d’Acxiom qui ne garde que son unité LiveRamp ». En France par exemple, Acxiom France semble désormais s’appeler Liveramp France depuis 2021. Il va falloir d’ici peu revoir la toile des courtiers de données, et c’est à mon avis Liveramp qui va tenir la barre. ↩︎
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Voir cette video très simple qui explique le CRM onboarding, concernant la Redoute et Liveramp. ↩︎
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Ecoutez le podcast (et sa conclusion) de l’excellente émission de Xavier de La Porte, Le Code a changé, « À qui profite le Bitcoin ? », France Inter, septembre 2023. ↩︎