Cybersyn : limites du mythe
☙ Posté le 13-09-2024
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✎ Christophe Masutti
Vous avez sans doute remarqué le nombre de publications ces dernières années à propos du grand projet Cybersyn au Chili entre 1970 et 1973. C’est plus qu’un marronnier, c’est un mythe, et cela pose tout de même quelques questions…
Le 11 septembre est un double anniversaire pour deux événements qui ont marqué profondément l’histoire politique mondiale. Le premier en termes de répercutions désastreuses sur le monde fut le 11 septembre 2001. Celleux qui, comme moi, en ont le souvenir, savent à peu près ce qu’ils étaient en train de faire à ce moment-là, étant donné la rapidité de propagation de l’information dans notre société médiatique. Le second est plus lointain et plus circonscrit dans l’espace et le temps, bien que désastreux lui aussi. C’est le coup d’état au Chili par Pinochet et sa junte militaire, soutenue en douce par Nixon et la CIA.
Commémorer le triste anniversaire du coup d’état de Pinochet revient parfois à embellir le projet socialiste de Allende et ses compagnons. Un projet dont les bases étaient fragiles, fortement ébranlées par l’hostilité américaine (qui a attisé l’opposition politique et la sédition de l’armée) et le jeu de dupes joué par les soviétiques. Au-delà de la question géopolitique, le socialisme de Allende reposait sur un bloc, l’Unité Populaire, qui a fini par se diviser (pour des socialistes, rien d’étonnant, direz-vous) entre une voie institutionnelle et une voie radicale-révolutionnaire. La voie institutionnelle s’est dirigée vers un vaste programme de nationalisation (par ex. les banques, les industries, surtout en matières premières), la promotion de la co-gestion avec les travailleurs dans les entreprises, et une réforme agraire dont le but consistait surtout à mettre fin au manque de rendement des exploitations latifundiaires. Dans les faits, le mouvement populaire échappait quelque peu à la voie institutionnelle. Par exemple dans les campagnes, des conseils paysans virent le jour et lancèrent des plan d’occupation des exploitations en dehors de tout cadre réglementaire. Les contestations n’étaient pas seulement des reproches de l’aile révolutionnaire à l’aile plus « démocrate-chrétienne » de Allende, mais poussaient souvent trop loin l’élan populaire jusqu’à parfois faire des compromis avec l’opposition. Bref, c’est important de le rappeler, après l’arrivée de l’Union Populaire au pouvoir, le moment démocratique du Chili amorcé en 1970 était aussi un moment de divergence de points de vue. Cela aurait pu se résoudre dans les urnes, mais c’était sans compter Pinochet et les années de cauchemar qui suivirent. Car ce général était appuyé par un mouvement d’opposition très fort, lui-même radicalisé, anti-communiste et souvent violent, prenant la constitution comme faire-valoir. Pire encore, l’opposition était aussi peuplée des capitalistes chefs d’entreprise qui allèrent jusqu’à organiser un lock-out du pays pour faire baisser volontairement la production. Tout cela a largement contrecarré les plans de Allende.
Pourquoi je m’attarde avec ce (trop) bref aperçu de la situation politique du Chili entre 1970 et 1973 ? Et quel rapport avec cette date d’anniversaire ?
Vous avez sans doute remarqué le nombre de publications ces dernières années à propos du grand projet Cybersyn. Il s’agit du projet de contrôle cybernétique de l’économie planifiée chilienne initié par le gouvernement Allende, et sur les conseils du grand cybernéticien britannique Stafford Beer. Le 11 septembre dernier, cela n’a pas loupé, le marronnier était assuré cette fois par Le Grand Continent, avec l’article « Un ordinateur pour le socialisme : Allende, le 11 septembre et l’autre révolution numérique ». Entendons-nous bien, ce type de publication est toujours intéressant. Non pas qu’il soit capable d’expliquer ce qu’était le projet Cybersyn (comme nous allons le voir, les tenants et aboutissants sont assez compliqués à vulgariser) mais parce qu’il s’attache essentiellement à perpétuer un story telling, lui-même initié par Evgeny Morozov (que l’article d’hier cite abondamment) via un célèbre podcast et un petit livre fort instructif, Les Santiago Boys, dont j’invite à la lecture (Morozov 2015 ; Morozov 2024).
Pourquoi un story telling ?
Deux principales raisons à cela.
La première : une démarche de type investigation journalistique n’est pas une démarche historique. Ce que montrent en fait les nombreuses publications grand public sur le projet Cybersyn ces dernières années, c’est qu’elles constituent une réponse anachronique à la prise de conscience de notre soumission au capitalisme de surveillance. Il s’agit de faire de Cybersyn un message d’espoir : envers et contre tout, surmontant les difficultés techniques (réseaux, télécoms, ordinateurs) et l’impérialisme américain, un pays armé de ses ingénieurs a réussi à mettre en place un système général de contrôle cybernétique socialiste. C’est beau. Et c’est un peu vrai. Il suffit de se pencher sur les détails, par exemple un certain niveau du système intégrait bel et bien la possibilité de la co-gestion dans les boucles de rétroaction, et bien qu’on ai souvent accusé ce projet d’avoir une tendance au contrôle totalitaire, le fait est que non, dans ses principes, la décision collective était une partie intégrée. S’interroger aujourd’hui sur Cybersyn, c’est poser la possibilité qu’il existe une réponse au solutionnisme numérique auquel se soumettent nos décideurs politique tout en abandonnant la souveraineté technologique. Cette réponse consiste à poser que dans la mesure où la technologie numérique est inévitable dans tout système décisionnaire et de contrôle de production, il est possible de faire en sorte que les systèmes numériques puissent avoir une dimension collective dans un usage par le peuple et pour le peuple. Un usage social des technologie numériques de gouvernement est possible. Comme message d’espoir, il faut reconnaître que ce n’est déjà pas si mal.
La seconde : nous avons besoin d’une alternative au système de gouvernance « par les nombres », pour reprendre les termes d’Alain Supiot (Supiot 2015). À une culture de l’évaluation et de la mise en compétition des individus, une réponse peut être apportée, qui consiste à impliquer le collectif dans la décision en distribuant la responsabilité sans se défausser sur la technocratie bureaucratique. Or, une planification économique « au nom du peuple » fait toujours doublement peur. D’abord elle fait peur aux capitalistes ; c’est pourquoi Freidrich Hayek s’est efforcé de démontrer que la planification est irrationnelle là où le marché est seul capable d’équilibrer l’économie (Hayek 2013). Elle fait peur aussi aux anti-capitalistes et aux anarchistes, car, comme le montre James Scott dans L’Œil de l’État, cela ne fonctionne jamais, ou plus exactement cela fonctionne parce que les gens survivent à la planification par les arrangements qu’ils peuvent faire à l’insu de l’État sans quoi, le plus souvent, ils meurent de faim (Scott 2024). De fait, c’est bien ce qu’il se passait avec Cybersyn : les entreprises ou petites exploitations locales devaient remonter dans le système les éléments d’information au sujet de leur production. Or, lorsque vous ne voulez pas d’ennui et qu’un manquement à la production prévue implique pour vous un changement dans vos routines, vous bidouillez les comptes, vous vous arrangez avec la réalité. Cybersyn est un système qui, en pratique, n’offrait qu’une vision biaisée de la réalité économique dont il était censé permettre le contrôle.
En somme, dans le petit monde intellectuel numérique d’aujourd’hui, et depuis une bonne dizaine d’années, le 11 septembre est (aussi) considéré comme une date anniversaire de la fin brutale du projet Cybersyn et le moment privilégié pour s’essayer à l’imaginaire positif d’une réconciliation entre politique, économie, technologie et société. J’ai moi même déjà parlé de Cybersyn.
Du reste, il est assez frappant que le projet Cybersyn ai laissé un tel héritage aujourd’hui alors qu’on ne parle presque jamais du projet URUCIB en Urugay au milieu des années 1980 (Ganón 2022). Du point de vue des objectifs (intégrer les principes de la cybernétique à un système automatisé de contrôle économique d’un pays), il s’agissait du même projet, avec Stafford Beer cette fois conseiller du président Julio Maria Sanguinetti. Sur l’ordre des événements, c’est presque l’exact opposé de Cybersyn : après une dictature et pas avant, et sur la base d’un système d’information exécutif déjà existant y compris au niveau technique. Il faut dire que Stafford Beer a « conseillé » pas mal de monde.
Si l’on veut connaître l’histoire de Cybersyn (Synco en espagnol), le meilleur ouvrage que je puisse conseiller est celui de Eden Medina écrit en 2011, traduit en français en 2017, Le Projet Cybersyn. La cybernétique socialiste dans le Chili de Salvador Allende (Medina 2011). E. Medina a travaillé longemps sur Cybersyn (entre autre). C’est en 2006 qu’elle publie déjà un article à ce propos (Medina 2006). Je ne crois pas me tromper en affirmant qu’elle fut la première à publier une monographie sur ce sujet. Il y eu bien quelques articles, écrits notamment par les membres des Santiago Boys alors exilés, comme celui de Herman Schwember en 1977 (Schwember 1977) qui revient en détail sur le projet, ou bien Raul Espejo qui revient périodiquement sur la question en 1980, 1991, 2009, 2022… (Espejo 2022) Il y a une bibliographie dans le livre de Eden Medina, mais l’essentiel est surtout tiré de ses rencontres avec les acteurs du projet.
C’est quoi le gouvernementalisme cybernétique ?
Si je me suis attardé sur la politique de Allende en introduction, c’est pour mieux faire comprendre dans quel état d’esprit politique se situe le projet Cybersyn. Je ne vais pas en refaire l’histoire, je vous invite pour cela à lire les références ci-dessous. En revanche, j’invite à prendre un moment pour se pencher sur les aspects épistémologiques et politique de ce projet.
D’après Hermann Schwember, un physicien qui a activement participé au projet, le problème auquel faisait face le gouvernement Chilien en 1970 consistait à établir un ordre socialiste tout en changeant les mentalités mais aussi en rendant compétitive une économie socialiste planifiée qui nécessitait une science du contrôle beaucoup plus étendue que le système précédent de Frei Montalva qui avait pourtant déjà nationalisé et effectué quelques réformes importantes, mais sur un mode keynésien. Par ailleurs, la modernisation du Chili devait se poursuivre sur bien des points : donc un système de contrôle devait intégrer aussi, par apprentissage, les transformations même de l’économie, en somme être capable d’apprentissage.
À l’époque, la mode était à la cybernétique. Le britannique Stafford Beer avait publié une dizaine d’années auparavant des travaux remarquable dans le domaine des sciences de gestion. Pour lui la cybernétique comme étude des systèmes d’information et science du contrôle (comme l’avait théorisé Norbert Wiener) pouvait être appliquée dans le domaine du management des organisations et dans les processus décisionnels. De fait, toute l’histoire de l’informatique des années 1950 et 1960 tourne autour de l’application des principes de la cybernétique à la gestion par le support numérique. En missionnant S. Beer auprès de la présidence, le gouvernement Chilien ne faisait que tenter de mettre sur pied un système de gouvernement cybernétique. Hermann Schwember résume ainsi la manière dont, avec Stafford Beer, la problématique fut posée (Schwember 1977) :
Dans le cas d’un système complexe appelé industrie nationalisée, soumis à des changements très rapides (taille, conception des produits, politique des prix, etc.), inséré dans un système plus large (l’économie nationale, insérée à son tour dans l’ensemble de la vie sociopolitique nationale) et soumis à des conditions limites politiques très spécifiques, il est nécessaire de développer sa structure et son flux d’informations afin que la prise de décision, la planification et les opérations réelles répondent de manière satisfaisante à un programme de demandes externes et que le système reste viable.
La viabilité d’un système, ce n’est pas son efficacité, c’est sa capacité évoluer dans un environnement changeant. Tout résidait dans la capacité à imbriquer des sous-systèmes et imaginer des boucles de rétroaction, des réseaux de signaux faibles ou forts, indiquant l’état de santé de ce système. En d’autres termes, si on pense le monde comme un gigantesque système de traitement d’information, alors on peut imaginer des systèmes d’interaction informationnels capable de changer l’état du monde tout en s’adaptant aux externalités variables qui ne sont elles-mêmes que des informations.
On a beaucoup critiqué ces modèles cybernétiques en raison de leur tendance au réductionnisme. Le fait est que le modèle de Cybersyn (pour être plus exact, il y a plusieurs modèles dans le projet Cybersyn) est une tentative de sortir de la cuve.
Qu’est-ce que cette histoire de cuve ? Comme le disait Hilary Putnam (Putnam 2013), tout modèle économique (capitaliste ou autre), possède des lois dont les bases sont physiques (comme le besoin de manger) mais qui ne peuvent pas être déduites des lois de la physique, parce que les concordances sont accidentelles, par exemple la variété des structures sociales. H. Putnam se sert de cet exemple pour illustrer sa réfutation de l’unité de « la » science. Mais H. Putnam est aussi l’auteur d’une expérience de pensée, un cerveau dans une cuve qui recevrait toute ses expériences par impulsions électriques : dans ce cas aucun cerveau n’est capable de dire de manière cohérente qu’il est effectivement un cerveau dans une cuve, car aucune connaissance ne peut être dérivée uniquement de processus de réflexion internes. Hé bien le projet Cybersyn consiste à sortir l’économie de la cuve. Par rapport au néolibéralisme (celui du Mont Pélerin et des Chicago Boys qui viendront aider Pinochet par la suite), c’est une bonne méthode puisque ce modèle tourne littéralement en rond en considérant que seul le marché décide de l’équilibre économique tout en considérant les limites énergétiques, les structures sociales, et la pauvreté comme des externalités au marché. Le néolibéralisme est une économie dans une cuve : il ne sait pas dire de manière cohérente pourquoi il y a des inégalités et sait encore moins y remédier. En prenant le pari d’imaginer un système qui appliquerait les principes de la cybernétique à la complexité du système social chilien, toutes ses organisations et leurs changements, le projet Cybersyn proposait une planification économique non linéaire et adaptative par des boucles de rétroaction entre la complexité du réel et la décision publique.
Mais… il y a toujours un « mais ». La conception cybernétique de Stafford Beer est par définition réductionniste. Non pas un réductionnisme visant à ramener le complexe au simple mais plutôt à transposer un système dans un autre pour en simplifier la compréhension et faciliter la décision. On pourrait dire plutôt : un mécanicisme. Il fallait donc le théoriser. Stafford Beer l’a fait dès 1959, par le concept de réducteur de complexité (variety reducer). Qu’est-ce qu’un système complexe ? Cybersyn est un système complexe : il accroît une complexité dans le processus décisionnel (réseau, transmission d’information, ordinateurs, etc.) pour réduire la complexité (ou pour simplifier) le management de l’économie. On imaginera ainsi une salle des commandes dans le palais présidentiel, avec des tableaux permettant de visualiser en temps réel l’état de l’économie pour prendre des décisions et en transmettant des ordres par de simples appuis sur des boutons.
En quoi ce story telling pose problème ?
Le résultat est exactement celui décrit par James Scott (Scott 2024) : dans la mesure où le contrôle revient à un effort de standardisation et de normalisation, Cybersyn ne rend « conviviale » que la sphère de commandement d’un Léviathan algorithmique. Par voie de conséquence, même avec la dimension d’apprentissage du système pour l’adapter à la complexité sociale, il serait faux d’affirmer que les sous-systèmes soient réellement capables d’intégrer efficacement toute la complexité possible.
Comme dit l’adage : « on ne donne pas à boire à un âne qui n’a pas soif ». Cybersyn était une utopie, mais une utopie qui en dit long sur la différence entre l’élection au pouvoir et la capacité de gouvernance. La vague réformiste de Allende a trouvé assez vite ses obstacles, qu’ils soient d’origine ouvrière, de la part des chef d’entreprise de droite ou par l’ingérence de la CIA. Les grèves organisées dans le but d’affaiblir l’économie ne pouvaient par définition pas être intégrées dans les sous-systèmes de Cybersyn, en revanche elles constituaient bel et bien des signaux fort sur l’état de viabilité. La principale limite du gouvernementalisme cybernétique, c’est d’ignorer la dimension politique de la recherche du pouvoir chez l’homme. Stafford Beer ira même jusqu’à étudier la possibilité d’une cybernétique des systèmes sociaux… tout en oubliant que les finalités d’un groupe dans un système peuvent aller jusqu’à subordonner le système lui-même. Cela peut même relever d’un choix collectif (de l’ensemble du système lui-même), par servitude volontaire ou propagande populiste. Le concept de résilience des systèmes sociaux a lui aussi ses limites. Encore en d’autres termes, l’information ne peut être le seul élément sur lequel on base une décision.
Mais outre la bureaucratisation, le concept même de rétroaction d’un tel système efface assez radicalement plusieurs dimensions pourtant essentielles dans la société. Prenons la créativité et l’initiative. Qu’elles soient individuelles ou collectives, ne pas les prendre en compte revient à nier l’existence de communs préexistants au systèmes et qui lui survivront peut-être (ou pas). Les communs sont des modes de gestion collectifs créatifs et basés sur l’initiative collective. Il s’agit de gérer des ressources en dehors de la mainmise de l’État ou d’autres organisations qui les accapareraient. Mais les communs sont bien davantage, c’est un ensemble de pratiques qui elles mêmes forment un système changeant, complexe, mais en tout cas dont la gestion revient aux pratiquant et non à une entité extérieure. Un gouvernement cybernétique revient à nier cette capacité d’exploitation en pratique des collectifs, qui bien souvent est géographiquement située, locale et non nationale. Ou s’il s’agit de communs de la connaissance (ou encore numériques) un gouvernementalisme cybernétique revient à imposer un modèle de réduction de la complexité contre un autre : un modèle d’auto-organisation. C’est d’ailleurs ce qu’Henri Atlan défend à l’encontre du mécanicisme de la cybernétique dès 1972 (Atlan 1972) en proposant l’idée de complexité par le bruit ou l’émergence des propriétés d’un système. Mais sans aller encore vers un autre modèle, plus simplement, il n’y a pas un système mais plusieurs. Imaginer qu’un gouvernementalisme cybernétique soit possible, socialiste ou non, cela revient à une fascination pour une conception mécanique de la politique. L’arrivée aujourd’hui des modèles qu’on appelle « Intelligence artificielle » peut renvoyer, par leurs capacités de haute statistique, une image plus édulcorée aux reflets d’adaptabilité à la complexité des système sociaux. Ne serait-ce pas une nouvelle religion, celle qui croit que la viabilité (au sens de Stafford Beer) d’un système n’est finalement que technique ?
Enfin, pour parler de la technique, rappelons-nous les travaux d’Ivan Illich. La non-neutralité de la technique (cf. J. Ellul) provient entre autre du fait qu’elle transforme les pratiques et influence la gestion et la structure des organisations. C’est pourquoi la gestion de la production est sans doute le premier défi que doit relever un système planifié gouverné de manière algorithmique. Et là, on peut lire avec un œil assez critique la tentative de Hermann Schwember d’opposer à la thèse d’Illich l’idée d’un socialisme convivial. C’est ce qu’il fait en 1973 (Schwember 1973) peu de temps avant le coup d’état. Pour Illich, la société est face à un choix entre productivisme et convivialité (ou post-industrialisme). À partir de quand un outil ou une production sont nécessaires et à partir de quand on atteint le limites du système ? H. Schwember, comme les autres, fait partie d’un monde productiviste. C’est tout l’objet de Cybersyn, et le Chili devait bien entendu « rattraper » le reste du monde dans la course à la productivité et la rentabilité. C’est pourquoi H. Schwember conclu son article en accusant Illich de vouloir soutenir une thèse de limitation de la croissance. En somme, socialisme ou non, l’important serait de produire. On en voit le résultat aujourd’hui, à l’heure où l’on se demande si le rôle de l’ingénierie est de toujours innover davantage par la croissance et la production ou au contraire d’innover par la convivialité, justement. C’est la question des low techs, et au-delà la question de la limitation de l’énergie, du réchauffement climatique et des inégalités sociales.
Cybersyn est un projet purement productiviste, et selon moi, digne d’un très grand intérêt historique, mais bien loin de constituer la belle utopie dont on se gargarise aujourd’hui. Je préfère me concentrer sur les milliers d’assassinats de Pinochet et les tortures de son régime, autant expressions du néolibéralisme le plus violent qui, par contraste font effectivement passer le rêve du contrôle socialiste productiviste pour un petit moment d’apaisement (à défaut de paix sociale).
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