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Technoféodalisme : l'analogie à contretemps

☙  Posté le 12-10-2025  | ⏱ 33 minutes  | ✔ 6873 mots
✎  Christophe Masutti

Face à ce qui est perçu comme une « grande régression » par rapport aux promesses émancipatrices de l’ère numérique, certains auteurs ont mobilisé des concepts historiques, dont le technoféodalisme, afin de fournir une clé de lecture pour les nouvelles formes d’inégalités. Ce terme fait écho à l’idée plus ancienne de féodalisme industriel utilisée par le syndicalisme du XIXe siècle.

L’hypothèse du technoféodalisme postule que le capitalisme a muté, délaissant la logique classique de l’investissement productif pour renouer avec une logique de rente et de prédation. Cependant, l’utilisation d’une analogie aussi forte et anachronique pour décrire les mutations structurelles du XXIe siècle soulève des questions méthodologiques et historiques.

Je propose ici d’étudier la portée et les limites du concept de féodalisme appliqué à l’analyse de l’économie numérique. Je commencerai par examiner le cadrage historique du féodalisme, en soulignant la légitimité de l’ordre social médiéval. Je détaillerai ensuite la manière dont certains auteurs transposent ce modèle à l’économie numérique en le réduisant à de l’extorsion rentière. Enfin, j’évaluerai la pertinence de cette analogie en confrontant ses faiblesses méthodologiques et historiques aux thèses qui privilégient la plasticité du capitalisme et la crise de la valeur comme vecteurs d’une explication plus pertinente.

L’emploi du « féodalisme »

Le féodalisme conçu en tant que mode de production a fait couler beaucoup d’encre, en particulier chez les lecteurs de Marx. Ce dernier décrit le féodalisme comme une étape charnière entre l’Antiquité et les temps modernes dans le processus d’émergence du capitalisme. Marx n’a jamais cherché à définir les structures internes et les institutions médiévales, il conçoit le féodalisme comme un ensemble de rapports préexistants au capitalisme dans un processus historique évolutif. Cela est très bien décrit par Ludolf Kuchenbuch dans « Marx et le féodalisme. Sur le développement du concept de féodalisme dans l’œuvre de Karl Marx »1. Ces rapports sont les suivants pour l’essentiel :

Du point de vue de Marx, le capitalisme n’a donc plus rien de féodal. Les rapports de domination sont certes mobilisés sous une logique de classe et perdurent mais ils se dévoilent sous d’autres modalités, par exemple la marchandisation du travail, le profit et l’accumulation, et des modes très différents de contractualisation.

Néanmoins, la révolution industrielle a amené son lot de nouvelles institutions (l’entreprise, par exemple) et a créé de nouveaux rapports sociaux sous l’égide de l’organisation du travail. La fin XIXe siècle voit émerger dans les discours syndicalistes une manière de concevoir le rapport entre ouvriers et patronat en utilisant très souvent le concept de féodalisme. Ainsi on oppose la démocratie sociale à une conception hiérarchique et autoritaire de la société.

Aux origines de la social-démocratie, notamment en Allemagne, de la Deutsche Volksverein à Ligue des communistes de Marx et Engels, et encore plus tard dans une grande majorité de partis socialistes et de syndicats en Europe, l’idée de l’existence d’un féodalisme industriel fait florès. On y oppose notamment le féodalisme terrien du monde paysan par le fait que dans le féodalisme industriel l’ouvrier perd son « caractère ». Par exemple, le Livret d’ouvrier, instauré par Napoléon, est à la fois conçu comme outil de contrôle social (il est censé être présenté lorsque l’ouvrier se déplace) et comme outil de coercition aux mains du patronat (le patron confisque le livret pour la durée de l’emploi de l’ouvrier, l’empêchant ainsi de partir). Ce livret est l’un des symboles d’un retour à l’ère médiévale où le serf n’est pas libre de ses mouvements. Pendant un siècle d’existence de ce livret d’ouvrier, parler de féodalisme industriel n’est pas une simple métaphore, il s’agit des nombreux devoirs et interdits (dont l’interdiction de coalitions, de syndicats ou de caisses) que l’ouvrier vit littéralement dans sa chair, pour lui et sa famille, à l’image des serfs.

En revanche, comme le montre Marx (mais on verra plus loin que les analyses marxistes n’en sont pas restées là), l’économie ne peut pas utiliser un terme aussi anachronique pour décrire l’organisation du capitalisme industriel. Le faire reviendrait à ne pas comprendre les dynamiques du capitalisme. Le monde féodal est, selon Marx, un moment dans l’évolution vers le capitalisme dont il faut penser dorénavant les tensions en termes de lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat et non plus en termes de soumission et d’autorité seigneuriale. Ainsi, parler de féodalisme, c’est insister exclusivement sur les rapports de domination, c’est-à-dire un des symptômes sociaux des inégalités, tout en s’éloignant de la compréhension du système capitaliste lui-même : être soumis à l’image d’un serf, c’est ne pas avoir conscience de son appartenance prolétarienne, c’est rester dans un rapport individuel à la domination patronale.

Pour autant, la littérature de gauche depuis le XIXe reste très attachée à cette idée que la domination du grand patronat nous renvoie à des pratiques médiévales, le monde médiéval étant la plupart du temps considéré comme emprunt de violence et de ténèbres. En retour, comme le montre William Blanc dans son article « Le grand patronat, de ‘nouveaux seigneurs !' » (2023), il « faut avoir à l’esprit que des membres de la bourgeoisie eux-mêmes cultivent cette image de nouveaux seigneurs ». C’est cette fois vers l’imaginaire médiéval qu’il faut se tourner, vers l’idée que la bourgeoisie capitaliste a hérité des devoirs de la chevalerie et de la belle noblesse en apportant la prospérité. Le mythe entrepreneurial s’accompagne aussi de châteaux romantiques à la Disney Land, tâchant de faire oublier les affres du capitalisme industriel2.

Les structures médiévales

Il est très difficile de voir dans le monde médiéval l’existence d’une « classe laborieuse » telle qu’elle pourrait s’apparenter à celle du monde ouvrier contemporain. En premier lieu parce que la notion même de « travail » est fortement discutable au Moyen-Âge étant donné qu’il nous faut penser les relations sociales sur des modes très différents d’aujourd’hui. Quitte à parler d’imaginaire médiéval, une question est de savoir comment le monde médiéval s’est pensé lui-même.

Dans Les Trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme (1978), Georges Duby a apporté une réponse tout à fait convaincante, tout en bouleversant radicalement les études sur le monde médiéval. Il ne se livre pas à une description sociale ou institutionnelle mais il se penche sur la manière dont le monde médiéval commence à construire un imaginaire qui justifie le féodalisme au tournant du Xe siècle. Il montre comment sont pensés et s’articulent les trois ordres médiévaux : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent. Il y a une hiérarchie sociale : chacun reste dans son ordre et les ordres sont interdépendants, une interdépendance fondée sur le devoir, les normes, et la solidarité. Ainsi le féodalisme est pour Duby une vision de la société, un outil idéologique pensé par les élites mais aussi vécu comme tel par les plus basses couches sociales, si bien que le schéma non seulement s’affirme mais se consolide au fil du temps. Le serf médiéval vit un monde qui est conçu « ainsi ».

Depuis G. Duby, bien des historiens se sont penchés sur les institutions médiévales et non plus seulement sur l’imaginaire qui y préside. Pour faire court, en reprenant Alain Guerreau (1999), on peut retenir trois piliers (quoi que penser le monde médiéval en termes de triptyque peut toujours être soumis à caution) : l’Église (Ecclesia), la seigneurie / la propriété (Dominium) et la Charité (Caritas). Cela défini assez rondement les interactions entre les plans spirituels, économiques et sociaux3. L’acteur économique principal, c’est l’Église : elle concentre les terres, structure l’économie rurale (dîme, rente foncière), et la redistribution des richesses (par la charité). Le pouvoir seigneurial est d’abord une affaire de territoire : c’est la propriété en tant qu’elle est utile (le serf exploite la terre qui ne lui appartient pas). C’est un pouvoir de prélèvement fiscal (les taxes) et c’est un garant de justice. La charité, elle, est à la fois symbolique (elle renforce le prestige de l’âme charitable), et un instrument de légitimation de la richesse : l’hôpital, l’aide aux pauvres, l’idée de non accumulation.

Plus récemment, les historiens adoptent une posture plus nuancée. D’abord par le fait que l’histoire médiévale est une mosaïque. On peut reprendre Florian Mazel dans son chapitre « Une société féodale ? Xe-XIe siècle » (2021)4 qui nous dit :

Les relations féodo-­vassaliques constituent avant tout un moyen de renforcer les chaînes de dépendance, de stabiliser la transmission des patrimoines aristocratiques et de réguler la violence, et seulement à la marge un instrument de redistribution de droits seigneuriaux. À rebours de l’usage dépréciatif qui est fait de ce terme aujourd’hui, la féodalité représente donc un ensemble de liens sociaux et politiques plus intégrateurs que dissolvants ou destructeurs.

Mais il précise d’emblée que cela ne fait pas autant des royaumes des communautés politiques homogènes partageant les mêmes normes et valeurs. L’unification du royaume d’Angleterre sous les Wessex est certes un exemple, mais dans les mondes francs, germaniques et italiens, les aristocraties sont « solidement amarrées au cadre des principautés et jamais les souverains ne parviennent à rassembler autour d’eux, même pour de ponctuels rituels politiques, la totalité de leur haute aristocratie ecclésiastique et laïque ».

Ainsi, toujours selon F. Mazel, si on veut penser le monde médiéval comme un tout homogène, cette homogénéisation

« ne viendra qu’aux XIIe-­XIIIe siècles, à travers la généralisation de coutumes ou d’un droit féodal mais aussi d’un imaginaire (celui des chansons de geste et des romans courtois) à peu près commun à toute la Chrétienté latine ».

Mais…

Si l’expression [de société féodale] renvoie à une société où les pouvoirs sont fortement segmentés et où la fidélité structure les relations entre les grands – des rois aux chevaliers en passant par les évêques et les abbés –, tout en s’articulant, à l’échelle locale, à la seigneurie partagée entre clercs et laïcs et à la possession de châteaux et d’églises polarisant l’espace et les rapports sociaux, alors elle conserve toute sa valeur.

Quelles que soient les manières de penser ces articulations, ces concepts sont bien entendu assez délicats à manier sur une période aussi longue, du Ve au XVe siècle. Néanmoins, on peut dire sans trop de risque que le monde médiéval européen s’est construit petit à petit autour d’un ordre social qui, s’il ne s’est pas montré parfaitement homogène, obéissait à un certain modèle répandu en Europe et à partir duquel de multiples variations sont observables. La leçon a en tirer, et qui a toute son importance ici, c’est que la société féodale est d’abord et avant tout une société qui recherche des liens de stabilité, certes relatifs, mais dont l’objectif n’est certainement pas une domination destructrice.

Ce monde a commencé à se métamorphoser aux Temps Modernes, notamment (mais pas uniquement) par une nouvelle donne économique, cette fois marchande, là où certains y voient les prémisses du capitalisme (et d’autres non, du moins pas sous cette approche).

Qu’arrive-t-il après le Moyen-Âge ? La modernité reste attachée au pouvoir seigneurial dans le monde rural (redevances et justice), la hiérarchie est encore sous les trois ordres (clergé, noblesse, paysannerie/tiers état), et la monarchie s’appuie toujours sur la noblesse (et ses privilèges) pour gouverner. Mais… Le pouvoir royal est renforcé au détriment des seigneurs féodaux (les institutions deviennent nationales), le servage disparaît peu à peu et la société s’urbanise parallèlement à une hausse de la demande de productivité rurale (que les seigneuries n’arrivent pas à combler, empêtrés dans leurs anciens modèles), la bourgeoisie et les marchands deviennent les pivots de l’économie. Cette dernière n’est plus basée sur les dynamiques médiévales, mais sur le commerce, l’artisanat, les banques.

Comparer ce qui est comparable

Parler de féodalisme aujourd’hui est l’apanage des critiques du néolibéralisme. On y voit en effet, un « retour au féodalisme » dans l’expression sociale des inégalités et dans les pratiques néolibérales à l’encontre du droit du travail. En revanche, dans la surexploitation de la force de travail proche d’une forme d’esclavagisme, en particulier dans les pays du Sud, c’est plutôt le terme de (néo)colonialisme qui est utilisé, là aussi en rappel d’une époque qu’on croyait révolue, mais moins lointaine que le Moyen-Âge. Dans les deux cas, on se réfère aux temps anciens pour décrire ce qui est perçu comme une régression. Elle s’oppose au discours du progrès que le néolibéralisme brandi le plus souvent pour justifier un économie basée sur des pratiques d’extraction de ressources, humaines ou environnementales, qui causent des injustices. Dans ce registre, le concept de néo-féodalisme est souvent rencontré : une manière de tordre le féodalisme pour qu’il puisse être adapté comme clé de lecture au monde contemporain. Celui de technoféodalisme, plus récent, s’attache à la question de la concentration des technologies à la source d’un pouvoir économico-politique des big tech et des injustices auxquelles font face les individus.

Concernant ce féodalisme, de deux choses l’une.

  1. Il existe un autre imaginaire médiéval pour qui le monde médiéval est un âge obscur. Cette représentation est celle qui a eu cours de la Renaissance au XIXe siècle, et fut perpétuée par les auteurs en quête de roman national ou tout simplement dans la littérature, des romans d’aventure aux plus fantastiques. Ce Moyen-âge-là est inventé. Et il a souvent servi une cause, celle du progrès industriel et culturel au nom de quoi on pouvait effectivement justifier beaucoup de paradoxes sur les inégalités des richesses : on ne retourne pas à l’âge de la bougie.
  2. Ou bien il y a, dans les pratiques du capitalisme aujourd’hui, des éléments qui appartiennent réellement au féodalisme. Dans ce cas, le féodalisme est conçu comme un moment préparatoire au capitalisme, à la manière dont Marx le pensait, mais sans que les pratiques aient réellement rompu avec le féodalisme. On part du principe d’une histoire qui serait linéaire, filiale, et dans ce cas, bien que les historiens aient depuis longtemps abandonné cette idée, et malgré cinq siècles de bouleversement mondiaux, il y aurait des pratiques féodales aujourd’hui. Il faut donc décrire lesquelles et les relier solidement au Moyen-âge.

Dans son livre Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique5, Cédric Durand émet le concept de technoféodalisme d’abord, souligne-t-il, comme une hypothèse. Il a raison. On peut formuler des hypothèses de lecture de l’histoire pour comprendre le monde contemporain avec des clés qui permettent de soulever des problématiques. Cependant, en histoire, l’anachronisme ne pardonne pas.

Dans l’hypothèse de C. Durand, il y a un double questionnement : d’abord, se demander si, dans les rapports sociaux médiévaux, certains ne pourraient pas être considérés comme des pratiques d’extorsion et ensuite se demander si ces pratiques sont transposables à celles des big tech d’aujourd’hui. Cela suppose d’admettre préalablement que les pratiques des big tech sont effectivement toutes à catégoriser comme de l’extorsion.

Il se réfère pour cela essentiellement aux travaux de Robert Brenner. À partir de cet instant, tout historien devrait avoir les antennes en alerte. Si je vous dis « Brenner debate »6 et « historiographie marxiste du féodalisme » (voir ce numéro récent de la revue électronique du CRH), toute analyse sur les origines médiévales du capitalisme doivent être soumises à l’examen attentif de la méthodologie employée. Attention : je ne dis pas que c’est une mauvaise manière d’envisager l’histoire, je dis simplement qu’à l’heure actuelle où l’histoire est le plus souvent dévoyée, en particulier par les idéologies fascisantes (voir Les historiens de garde7), il faut rester attentif à ne pas sombrer dans les mêmes travers, même pour la bonne cause. Or, donc, C. Durand utilise les thèses de R. Brenner, fort bien, mais ne précise pas : a) que ces analyses sont assez datées ; b) qu’elles s’inscrivent dans une certaine tradition historique et dans des débats d’ordre historiographiques et en partie idéologiques ; c) qu’elles s’adressent surtout au monde agricole en Angleterre au XVe et XVIe siècle qui possédait des dynamiques telles que R. Brenner y voit les origines du capitalisme et d) que cette approche pourrait très bien être elle-même victime d’une manière d’envisager l’histoire des rapports sociaux sur l’opposition réductrice entre riches et pauvres, entre possédants et possédés, entre concentration des richesses et pauvreté structurelle, ce qui a poussé de nombreuses criques du néolibéralisme, surtout à partir de la crise de 2008, à utiliser à tout-va le terme de néo-féodalisme. Sur ce dernier point les recherches récentes en histoire médiévale, comme on l’a vu plus haut, sont loin d’accréditer une telle vision de la société féodale.

Revenons à R. Brenner. La thèse de R. Brenner, bien qu’elle soit beaucoup plus fine que cela, attribue la stagnation économique de la fin du Moyen-Age à la structure des rapports de classe en Angleterre. Au contraire des approches des historiens plus classiques, qui voyaient dans l’avènement des temps modernes un essor de la commercialisation, R. Brenner s’interroge sur les données démographiques qui montrent non pas une croissance économique qui proviendrait des investissements productifs, mais au contraire un déclin de la productivité agricole. Face à ce déclin productif, selon R. Brenner (et son analyse est tout à fait convaincante) les seigneurs préfèrent intensifier la pression sur les paysans plutôt que de réorganiser la production, c’est-à-dire préfèrent accentuer des dynamiques de coercition et d’extorsion. Alors que pour des historiens comme E. Leroy-Ladurie il faut rechercher en partie les raisons des distorsions de croissance dans les faits biologiques (démographie) ou climatiques, R. Brenner insiste sur le rôle prépondérant d’une dynamique de classes sociales. Il s’oppose de même à d’autres historiens marxistes qui voyaient dans l’essor de l’économie marchande (qui se mondialise) de la fin du Moyen-Âge les prémisses du capitalisme d’accumulation bourgeoise.

Mon propos n’est pas de dire ici qui aurait tort ou raison. Mon choix personnel est toujours de privilégier les faisceaux d’interprétation pour se rapprocher au plus près du réel : je penche donc pour une tentative de synthèse et me méfie des tentatives unilatérales. Or, c’est en une.

Admettons pour un instant que la thèse de R. Brenner soit l’unique manière d’envisager les rapports socio-économiques de la fin du Moyen-Âge (ce qui est faux). Personnellement je ne me risquerais pas pour autant à en conclure une transposition possible avec le comportement des multinationales du numérique aujourd’hui. C’est ce que fait pourtant C. Durand.

Rappelons que le féodalisme est un concept plastique. Il ne concerne pas uniquement la fin du Moyen-Âge mais, près de dix siècles de travail du même modèle de stabilité sociale. Dire qu’il n’existerait qu’un féodalisme au fil des siècles et qu’il serait fondé sur les dynamiques que décrivait R. Brenner (ce que R. Brenner n’a jamais prétendu au demeurant) est tout simplement faux. La meilleure preuve, c’est que ce dont nous parlons avec R. Brenner et que C. Durand explique très bien dans son livre, c’est d’un moment précis de l’histoire, celui où, dans un espace géographique donné (on ne peut pas l’étendre à l’économie italienne du XVe siècle, par exemple), on peut expliquer une stagnation économique et une croissance des inégalités sociales par une sorte de rigidité des logiques d’extorsion d’une classe sociale sur une autre.

Que prétend C. Durand ? Que le phénomène de prédation s’est imposé. Il souligne notamment que l’extorsion féodale repose sur une violence effective ou potentielle, et non sur un contrat qui pourtant est, selon les interprétations courantes, la marque de l’avènement des temps modernes et de la fin de la servilité féodale. Dans la logique du prélèvement seigneurial, les paysans sont laissés avec juste de quoi survivre, incapables d’investir pour améliorer leur situation. Le Dominium serait donc poussé à l’extrême dans le monde féodal, au détriment des deux autres piliers : le rapport n’est pas contractuel mais fondé presque exclusivement sur une relation de pouvoir maître-esclave (souvenez-vous, dans la section précédente, j’ai rappelé que c’était beaucoup plus compliqué que cela).

C’est ce rapport asymétrique que C. Durand retient pour décrire les relations entretenues entre les Big tech et les citoyens. Il transpose cette logique au capitalisme numérique contemporain. Les multinationales de l’économie sont décrites comme des géants de force, exerçant leur pouvoir pour éliminer la concurrence par rachat ou écrasement, influencer le débat public et les politiques (la domination par la gouvernementalité algorithmique), capturer les gains en concentrant les données et les infrastructures technologiques. Cette domination ne repose donc pas sur le marché, mais sur une forme de pouvoir assimilé au Dominium, où le contrôle sur les ressources (ici, les données et les plateformes) permet une extraction de valeur asymétrique au détriment des citoyens.

Reprenant R. Brenner, C. Durand rappelle que le servage est une relation de pouvoir où les serfs sont contraints à un « échange inégal » qui se traduit par l’extorsion du surplus. Ce surplus était ensuite largement improductif : au lieu d’être investi de manière extensive pour plus de gains de productivité, il était dilapidé en consommations ostentatoires et frais militaires. De la même manière, les big tech n’obéiraient pas à la logique capitaliste classique d’investissement pour améliorer la productivité et baisser les prix (Schumpeter), au contraire, elle échappent à la compétition pour mieux capturer la valeur. Le profit provient de mécanismes de rente par prélèvement sur la masse globale de plus-value (profits de transfert) plutôt que de l’exploitation directe du travail productif. Cela rejoint par certains égards ce que disait Shoshana Zuboff à propos de l’exploitation du surplus comportemental par les big tech.

C. Durand pousse son hypothèse jusqu’à comparer les grandes firmes technologiques à des fiefs : en brouillant le rapport entre politique et et économie, elle auraient acquis un pouvoir tel qu’il puisse être comparable à celui des seigneuries médiévales où le pouvoir sur le territoire est un pouvoir sur les serfs qui y vivent et le travaillent. Dans ces fiefs contemporains, le pouvoir s’exerce par le contrôle et la surveillance. Nous autres réduits à des serfs serions donc attachés à la « glèbe numérique » dans un rapport de dépendance (on ne peut plus se passer des services numériques) et de soumission au pouvoir.

Pour finir, ce féodalisme au sens propre serait donc un technoféodalisme dans la mesure où le pouvoir de ces firmes repose sur la concentration des technologies.

L’hypothèse est très séduisante. Elle propose un cadre analytique à la « grande régression » par rapport au progrès émancipateur que nous promettait la Silicon Valley. On renoue ainsi avec les thèmes très courants de l’imaginaire cyberpunk qui anticipait un futur où se confrontaient les concepts anciens de la soumission aux technologies les plus avancées. D’ailleurs, à défaut d’analyse médiéviste, c’est bien ce que nous propose aujourd’hui Asma Mhalla dans Cyberpunk : le nouveau système totalitaire (2025)8 : que l’hypothèse soit celle d’un néo-féodalisme ou d’un néo-totalitarisme (ou bien tout ce qui est néo- quelque chose) la méthode est la même : analyser le présent avec des concepts qui n’ont plus cours. Le résultat est sans appel : on ne peut plus rien faire à part jouer à se faire peur. Que faire si nous sommes de simples serfs soumis à une autorité féodale, une absence de pouvoir d’un côté, un pouvoir total de l’autre ? Pire : que faire si nous sommes dans un monde cyberpunk où le désespoir est le plus souvent de mise ? Et pourquoi ne pas imaginer plutôt une analyse solarpunk en prenant au contraire en compte les nombreuses résistances qui préfigurent un monde beaucoup plus serein ?

Jouer à se faire peur, c’est la mode du moment. Même chez ceux dont on pourrait croire être plus éclairés face aux dynamiques de pouvoir contemporaines. Prenons l’exemple de Yanis Varoufakis. Dans son récent livre Les nouveaux serfs de l’économie (2024)9, il ne fait que reprendre l’hypothèse du néo- ou techno- féodalisme. Cette fois avec d’autres références et sans beaucoup de précaution. Ainsi, selon Y. Varoufakis, sous le régime féodal, les biens capitaux — tels que la terre — étaient à considérer comme des biens marginaux (!). Le pouvoir seigneurial se traduisait par la captation d’une part de la production des serfs, réinvestie ensuite dans d’autres réalisations, comme la construction d’édifices religieux (c’est la thèse de R. Brenner, simplifiée). En revanche, le capitalisme se caractérise par propriété des machines, qui devient le levier principal d’exercice du pouvoir sur les individus. Ainsi, la propriété des moyens de production est toujours l’instrument du pouvoir sur les individus, et on en serait donc resté au système féodal… (et Marx se retourne dans sa tombe, parce que dans cette vision on oublie beaucoup de choses).

Je caricature peut-être un peu. Ce qui est est assez frappant c’est que chez Y. Varoufakis comme chez C. Durand, c’est de retrouver l’idée qu’à l’âge féodal comme aujourd’hui, il existe une relocalisation des « profits » qui ne se ferait pas dans une logique d’investissement, mais dans une logique de captation rentière dont le moteur principal est l’exercice d’un pouvoir de contrôle sur les individus.

Mais… Ce n’est pas ainsi que s’organise le féodalisme. On ne peut pas y calquer impunément les représentations contemporaines et c’est ce que font ces auteurs. L’imaginaire ou, selon Duby, l’idéologie médiévale, est absolument étanche à l’idée que le Dominium serait inégalitaire : l’idée d’une égalité entre des citoyens est une idée qui viendra beaucoup, beaucoup plus tard. Par ailleurs, c’est se faire une idée très caricaturale du monde médiéval. Dans ce monde, la relation entre seigneurs et paysans est certes fondamentalement inégalitaire mais elle est régulée : chacun a son rôle. Le mode de relation n’est pas seulement économique, il est tout autant symbolique et moral. En somme, cette relation est légitime là où nous autres contemporains avons tendance à la percevoir comme illégitime en raison de représentations très différentes.

Enfin, il faut rappeler un fait : autant il n’existe pas un Moyen-âge indifférencié entre les époques et les espaces, autant notre monde contemporain est lui aussi très différencié, même si le capitalisme s’est mondialisé.

Le féodalisme est une analogie à la portée limitée

Alors si il y a de l’illégitimité dans nos rapport avec les big tech, d’où vient-elle ?

Alors que R. Brenner s’interroge sur les processus qui ont conduit à cette forme de féodalisme, C. Durand n’envisage pas l’histoire des technologies numériques sur un temps long, et c’est ce qu’il faudrait faire (je développerai plus loin).

En fait l’analogie est double. Ce n’est pas seulement d’un néo-féodalisme dont on parle, mais d’une idée très particulière du capitalisme d’aujourd’hui. Ce qui caractériserait le féodalisme, si on ne se concentre que sur le modèle économique, c’est la manière dont il n’obéit pas à une logique d’extension, mais de rente. Nous avons vu que, du point de vue méthodologique, réduire le féodalisme à cela n’est pas une bonne approche historique. Il n’en demeure pas moins que l’approche de R. Brenner n’est pas fausse. Or, c’est justement là le problème : ce que prétendent C. Durand, Y. Varoufakis et d’autres encore, c’est que le capitalisme d’aujourd’hui obéit à la même logique, c’est-à-dire qu’il ne serait plus du capitalisme « old school » mais un capitalisme « very old school ». L’exploitation, la prédation et la thésaurisation prendraient le pas sur la production et la croissance, tout comme les seigneurs médiévaux exploitaient les ressources au détriment de l’investissement et de la croissance.

En somme, il y a un « bon » capitalisme (au demeurant tout à fait critiquable) et un « mauvais » capitalisme qui nous renvoie au Moyen-âge. C’est une rengaine qu’employait déjà Shoshana Zuboff sur un autre mode : le capitalisme de surveillance serait selon elle une perversion ou une maladie du capitalisme (celui de la « bonne » organisation du travail) qui met en danger la démocratie libérale en limitant nos libertés dans une logique d’extraction comportementale.

C’est alors que dans le Monde Diplomatique d’août 2025, dans un article intitulé « Le numérique nous ramène-t-il au Moyen Âge ? », Evgeny Morozov tire à boulets rouges sur les Varoufakis, Durand, Zuboff et en général la Gauche européenne qui emploie à tout-va cet idée de technoféodalisme.

Dans ces discours, nous résume E. Morozov, le capitalisme a muté. Il procède désormais en une concentration des actifs immatériels pour créer une rente nouvelle, sans production réelle. Ce capitalisme ne serait plus vivant, mais en décomposition, exploitant toujours plus les individus. Par la mise en exergue de quelques personnalités (comme Elon Musk, Peter Thiel, etc.) et leurs accointances avec les partis illibéraux, ce capitalisme ainsi incarné exercerait un pouvoir néfaste et parasitaire.

Au contraire d’une régression vers d’anciens modèles, le capitalisme serait, selon Morozov, toujours mû par une dynamique classique : la logique de profit et d’investissement (en témoignent les investissements colossaux dans l’IA), les big tech produisent des services et des infrastructures, notamment pour les entreprises, et ne vivent pas seulement de la rente, et la concurrence est pour le moins mordante. Ce qu’il faut aussi prendre en compte, et qui rompt sérieusement avec toute analogie médiévale, c’est la centralité des relations entre État et capital, c’est à dire ce que montraient depuis longtemps Robert W. McChesney et John Bellamy Foster en analysant les mutations du capitalisme.

Une question de valeur

Est-ce à dire que le capitalisme industriel d’antan n’a pas bougé ? ou bien que le capitalisme numérique d’aujourd’hui est simplement une version radicale du capitalisme industriel tant il concentre les technologies et les capitaux ? Il ne faut pas être si catégorique. C’est en substance la réponse de C. Durand à E. Morozov dans la revue Contretemps en octobre 2025 (« Où le numérique nous emmène-t-il ? Réponse à Evgeny Morozov »).

C. Durand rappelle que malgré les investissements massifs des géants numériques, on observe une stagnation macroscopique : depuis 2008 le taux d’investissement net du secteur privé est en baisse, et la productivité du travail stagne ou décline dans beaucoup de pays. Cela crée une relation de dépendance aux monopoles qui concentrent à la fois le pouvoir et les technologies, remplaçant une souveraineté par celle des big tech.

Toutefois, dans ce cadre, l’analogie avec le féodalisme reste très artificielle. Elle empêche selon moi d’aller chercher d’autres interprétations possibles. L’erreur commise, me semble-t-il, par l’ensemble des protagonistes que nous avons cité, consiste à chercher à analyser les big tech dans leur configuration actuelle, c’est-à-dire la manière dont elle ont changé l’économie depuis leur apparition en tant que plateformes numériques depuis les années 2000. Au contraire, situer les technologies numériques dans leur histoire longue depuis l’apparition de l’informatique d’entreprise et voir comment les acteurs de leur économie s’imbriquent et utilisent des logiques capitalistes, permet de comprendre comment et pourquoi les formes de dépendance sont arrivées, avec quels mécanismes, et en quoi elles ont participé à créer de nouveaux modes de capitalisme : capitalisme de surveillance, capitalisme de plateformes, marchés biface, neuro-capitalisme, capitalisme de l’attention, etc. Tous ces modes sont des manières d’approcher la plasticité du capitalisme, une plasticité décuplée à l’ère numérique si on le compare au capitalisme industriel… et le capitalisme financier, lui, reste bien présent depuis longtemps (voir ci-dessous).

Dans mon livre, j’ai montré comment l’économie numérique s’est d’emblée construite sur la question de la valorisation des données et comment cela a bouleversé les rapports au droit et au politique. On ne peut réaliser cette histoire sans s’intéresser aux technologies elles-mêmes. Ce faisant, un paradoxe s’est produit à partir des années 2000 et que je n’avais pas traité : c’est celui d’une crise de la valeur.

En 2012, Ernst Lohoff et Norbert Trenkle publient La Grande Dévalorisation10, où ils analysent la crise profonde du capitalisme contemporain. Selon eux, cette crise ne date pas des années 2000 mais s’enracine dans un phénomène plus ancien, celui de la dématérialisation massive du travail. Cette transformation désigne le déplacement progressif des activités productives de la fabrication concrète vers des formes immatérielles telles que les services, la gestion de l’information ou les activités financières. Dans ce contexte, le capitalisme ne s’appuie plus principalement sur la production effective de biens matériels mais tend à se reconfigurer autour d’une rentabilité spéculative fondée sur l’anticipation de valeurs futures. Cette analyse propose ainsi une lecture économique de l’innovation technologique, qui la considère essentiellement comme un vecteur d’anticipations spéculatives plutôt que comme un facteur de production et de création de valeur matérielle.

Cependant, cette approche peut conduire à une compréhension incomplète de la marchandise et de sa valeur, notamment si l’on se limite aux activités du secteur tertiaire. Elle tend à suggérer un rapport purement improductif entre la force de travail et la marchandise, selon lequel les biens ne produiraient plus aucune valeur nouvelle intrinsèque. Dans ce cadre, l’effort de valorisation ne résiderait que dans des mécanismes extérieurs tels que le marketing, qui aurait pour rôle de « forcer » la valeur d’un produit, tandis que le capital fictif continuerait d’augmenter sans lien avec la production effective. Si on prend l’exemple du smartphone, cela sous-entend que ce dernier ne produit pas de valeur en soi, mais que sa valorisation est artificiellement entretenue par des stratégies commerciales, tandis que la recherche de main-d’œuvre à bas coût accentue la pression à la baisse du coût du travail.

Or, une telle lecture fait abstraction de la complexité des processus de production de valeur, qui intègrent plusieurs dimensions. Par exemple, le marketing ne modifie pas seulement la perception d’un objet, il transforme aussi sa valeur en jouant sur sa dimension sociale. Posséder un smartphone d’une certaine marque peut ainsi conférer un statut et participer à l’appartenance à une communauté, ce qui influe sur la valeur économique du produit. De plus, toute nouvelle technologie implique un processus d’appropriation sociale, de détournements et de reconfiguration des modes de valorisation économique sur un temps plus ou moins long. Dès lors, affirmer que l’innovation technologique ne produit plus aucune valeur est une simplification excessive. Cette réalité est illustrée par le mouvement dit low tech, qui ne se limite pas à des bricolages artisanaux, mais propose une ingénierie réfléchie pour concevoir des objets techniques complexes, durables, à faible empreinte écologique et adaptés à une utilisation sur le long terme.

Ainsi, mettre en lumière les mutations structurelles du capitalisme vers une économie de la spéculation ne doit pas occulter la continuité et la complexité des processus de production de valeur, qui intègrent également des dimensions sociales et symboliques.

Là où je veux en venir, c’est que si la critique de la valeur ne peut à elle seule expliquer les mutations structurelles du capitalisme depuis les années 2000, son avantage est de s’interroger sur une histoire longue des technologies numériques et la manière dont elles ont radicalement transformé le rapport entre capital et valeur. Ce qui est perçu comme une logique d’extorsion pourrait donc être aussi bien la tentative de générer du profit sur le dos des individus sans perspectives de croissance réelle, et aussi bien une facette seulement de la plasticité du capitalisme qui, on le voit bien aujourd’hui avec l’IA, renoue avec le vieux modèle de l’automatisation dans la production. Et là où je rejoins tout à fait E. Morozov, c’est dans l’idée que l’État joue un rôle central, au prix d’une rétractation anti-démocratique, dans l’application d’une logique de profit façon « sauver le soldat Ryan ». Dès lors, rien de comparable avec le féodalisme, puisque les big tech montrent au contraire leur grande dépendance à l’État : c’est tout le paradoxe du discours libertarien que de nier que l’État crée le cadre légal et matériel indispensable à leur succès (ce que montrait déjà K. Polyani), et fait que les big tech sont perçues comme des quasi-monarchies11 tout en restant enracinées dans un système néolibéral.

Dans l’article de J. B. Foster et R. W. McChesney « The Internet’s Unholy Marriage to Capitalism »12, en 2011, les deux auteurs montrent bien le paradoxe capitaliste d’Internet. D’abord financé à grand renfort de fonds publics, le développement de l’économie numérique est influencé par le contexte économique dominant du néolibéralisme et passe d’un espace public ouvert (sur le mode capitaliste) à un univers privatisé, monopolistique, et dominé par les logiques marchandes qui freinent le potentiel démocratique d’Internet par les logiques d’accumulation du capital. Les deux auteurs argumentent alors en faveur d’un Internet hors du domaine du capital, au service de l’intérêt public, dans lequel le commerce n’est pas exclu mais ne devrait pas dicter les priorités de développement.

Trois ans plus tard, en 2014, dans un autre article intitulé « Surveillance Capitalism: Monopoly-Finance Capital, the Military-Industrial Complex, and the Digital Age »13 (traduit dans LVSL), les deux mêmes auteurs resituent cette histoire sur un temps long depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Pour eux, le capitalisme a subit une période de stagnation, grevée par la crise pétrolière qui permis l’envol du capitalisme financier. Mais qui dit spéculation, suppose avoir quelque chose sur quoi spéculer et rapidement. C’est ce qui causa la recherche de nouveaux mécanismes d’absorption de surplus : les données numériques étaient là pour ça. Cette recherche de surplus n’est donc pas un phénomène régressif vers un modèle pré-capitaliste, mais un mécanisme développé pour pallier le manque d’opportunités d’investissement dans la production réelle. L’essor des big tech et de l’économie de la surveillance s’inscrit précisément comme un tel mécanisme d’absorption via la marchandisation des données et de l’attention, un prolongement moderne des mécanismes de la « vente et du marketing » analysés par Paul Baran et Paul Sweezy14. L’extraction de valeur asymétrique par la rente des plateformes est donc vue comme une rente de monopole contemporaine, et non comme une rente foncière médiévale.

Conclusion

La logique d’extorsion observée chez les big tech est à concevoir davantage comme une rente de monopole contemporaine, fruit d’un capitalisme financier en quête de surplus et fortement dépendant du cadre légal et matériel fourni par l’État, qu’un retour au Dominium seigneurial. L’analogie avec le féodalisme est anachronique mais nourrit un imaginaire d’impuissance et de soumission à la « glèbe numérique » qui peut avoir son intérêt. Elle ne permet pas toutefois de saisir la complexité des articulations entre technologie, capital et pouvoir politique qui ont transformé le système depuis près de 40 ans et continuent de le faire dans une direction qu’il est bien difficile aujourd’hui de prévoir.

Comme le suggère F. Lordon la question du technoféodalisme est finalement secondaire. F. Lordon la fait sortir de la seule dimension descriptive et analogique pour basculer sur la question du programme politique et de l’action. Comme je l’ai dit au début, on ne fait que jouer à se faire peur et constater un état de fait : en nous assimilant à des serfs soumis à une autorité féodale, le concept prive de toute perspective stratégique. Il faut forcer un débat sur le renversement du système, et non sur sa simple réforme ou son nettoyage de ses « mauvaises » pratiques. En somme, seule une attitude anticapitaliste peut nous sortir d’une situation causée par une mutation du capitalisme, et non d’un problème féodal qui — à mon avis — a déjà été réglé (du moins en Occident).


  1. Ludolf Kuchenbuch, « Marx et le féodalisme. Sur le développement du concept de féodalisme dans l’œuvre de Karl Marx » (traduit par Alain Guerreau), L’Atelier du Centre de recherches historiques. Revue électronique du CRH, 27, 2023. [DOI]( https://doi.org/10.4000/acrh.25990. ↩︎

  2. William Blanc, « Les châteaux des parcs Disney. Le médiévalisme comme mythe entrepreneurial », Belphégor. Littérature populaire et culture médiatique, 22‑2, 2024. DOI. ↩︎

  3. On peut voir à ce sujet Alain GUERREAU, « Féodalité », in Jacques LE GOFF & Jean-Claude SCHMITT (éds), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, pp. 387-406. ↩︎

  4. Florian Mazel (dir), Une nouvelle histoire du Moyen-Âge, Paris, Seuil, 2021. ↩︎

  5. Cédric Durand, Techno-féodalisme: critique de l’économie numérique. Paris, Zones, 2020. ↩︎

  6. On peut aussi voir cet ouvrage : François Allisson et Nicolas Brisset, Aux origines du capitalisme. Robert Brenner et le marxisme politique , Lyon, ENS éditions, 2023. Lien. ↩︎

  7. William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, Les historiens de garde: de Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national. Paris, Inculte, 2013. ↩︎

  8. Asma Mhalla, Cyberpunk : le nouveau système totalitaire, Paris, Seuil, 2025. ↩︎

  9. Yanis Varoufakis, Les nouveaux serfs de l’économie, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2024. ↩︎

  10. Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La grande dévalorisation: pourquoi la spéculation et la dette de l’Etat ne sont pas les causes de la crise, Paris, Post-éditions, 2014. ↩︎

  11. Perception elle-même décuplée par l’idéologie très masculiniste que dégagent la plupart des têtes d’affiche des big tech : le pouvoir s’incarne dans le personnage du roi… ↩︎

  12. John B. Foster, et Robert W. McChesney. « The Internet’s Unholy Marriage to Capitalism ». Monthly Review 62, no 10 (2011). URL. ↩︎

  13. John B. Foster, et Robert W. McChesney, « Surveillance Capitalism. Monopoly-Finance Capital, the Military-Industrial Complex, and the Digital Age », Monthly Review 66, 2014, [URL][https://monthlyreview.org/2014/07/01/surveillance-capitalism/]. ↩︎

  14. Sweezy, Paul M. et Paul A. Baran. Monopoly Capital. New York, Monthly Review Press, 1966. Trad. Fr. Le capitalisme monopoliste: un essai sur la société industrielle américaine. Paris, Maspéro, 1968. ↩︎