L'ère de la déstabilisation
☙ Posté le 09-02-2025
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✎ Christophe Masutti
La récente élection de Donald Trump fut en même temps l’occasion d’affichage au grand jour de l’oligarchie techno-capitaliste qui l’accompagne. Nous constatons en même temps à quel point, avec l’aide active des politiciens, ces gens se radicalisent et basculent dans une idéologie libertarienne qui fait beaucoup plus que de créer une concentration des richesses. Elle assume complètement sa puissance destructrice.
Dans ce billet, je voudrais vous entretenir d’une idée, ou plutôt d’une lecture des évènements qui cherche à dépasser la seule analyse des transformations du capitalisme. Ce texte reflète mes lectures du moment, c’est un essai, une tentative un peu anachronique qui commence par l’Antiquité, fait un bond dans le temps pour parler de techno-capitalisme aujourd’hui et revient sur Proudhon.
Table des matières
Cimon
Les régimes politiques ont tous leurs bienfaiteurs. Et cela depuis au moins l’Antiquité. Ce fut le cas de Cimon (510-450) à Athènes. Courageux stratège (plusieurs fois élu !) victorieux, il illustra sa vie d’actes de bravoure, qui, entre conquêtes et chasse aux pirates, lui permirent d’amasser une fortune colossale au point de subir l’ostracisme. On retient de la vie de Cimon, rapportée notamment par Plutarque, une certaine ambivalence où l’enrichissement personnel et sans limite égale la générosité reconnue du personnage, qui alla jusqu’à transformer sa maison en une sorte d’auberge hippie avant l’heure, et sa propension à la magnanimité financière. En tant qu’homme d’État et de parti, sa défense de l’aristocratie contre la démocratie s’incarnait en lui comme la démonstration que peu d’hommes, pourvus qu’ils soient bien nés et entreprenants, sont aptes à diriger un pays.
À son propos, Plutarque écrit (Vies (parallèles), tome VII, trad. Facelière et Chambry, 1972) :
« Mais Cimon, en transformant sa maison en prytanée commun aux citoyens, et en laissant les étrangers goûter et prendre dans ses domaines les prémices des fruits mûrs et tout ce que les saisons apportent de bon avec elles, ramena en quelque sorte dans la vie humaine la communauté des biens que la fable situe au temps de Cronos. Ceux qui prétendaient malignement que c’était là flatter la foule et agir en démagogue étaient réfutés par la nature de sa politique, qui était aristocratique et laconisante. Il était, en effet, avec Aristide, l’adversaire de Thémistocle, qui exaltait à l’excès la démocratie. Et plus tard il combattit Éphialtes, qui, pour plaire à la multitude, voulait abolir le Conseil de l’Aréopage. Il avait beau voir tous les autres, sauf Aristide et Éphialtes, se gorger de ce qu’ils prenaient au trésor public, il se montra jusqu’à la fin incorruptible… »
Plutarque n’était pas un démocrate acharné, on le sait bien. Ses récits de vies servent un projet plus culturel qu’historique. Ce faisant il pose une question pertinente : comment en effet corrompre un homme immensément riche comme Cimon ? l’aristocratie n’est-elle pas le meilleur atout d’Athènes ? En tant que stratège, Cimon avait des armées à disposition pour servir le développement et les intérêts d’Athènes aussi bien que pour s’enrichir lui-même. Et que pouvaient réellement lui coûter quelques largesses débonnaires, sinon un peu de temps pour s’assurer que les athéniens ne versent pas trop dans la démocratie et remettent en question les décisions de l’Aréopage le concernant pour le titre de stratège ? Quant à l’auberge espagnole de son domaine, on peut sans trop se tromper deviner qu’il s’agissait plutôt d’une réminiscence de l’âge d’or (l’abondance du temps de Chronos, dit-on) où les hommes n’avaient pas besoin de travailler pour vivre… soit un banquet permanent ouvert à une certaine élite aristocratique, y compris non athénienne. Dans cet entre-soi bien organisé, se jouaient des accords, en particulier avec Sparte, la célèbre cité laconienne et pour laquelle Cimon, pourtant partisan du développement d’Athènes, revendiquait de bonnes relations diplomatiques.
J’extrapole un peu. On ne connaît Cimon que par écrits interposés à plusieurs centaines d’années de distance. Mais le personnage vaut notre attention aujourd’hui. Les riches bienfaiteurs au service de l’impérialisme de leur pays se nomment oligarques. Cimon vient de la noblesse, certes, mais par ses actions (héroïques) et ses largesses, sa popularité (et sa chute) c’est comme oligarque qu’il se présente. De notre point de vue contemporain, même si le statut social de Cimon est bien différent, nous n’avons jamais vraiment cessé de croire en des hommes (ce sont souvent des hommes) providentiels dont le leadership, les visions et le pouvoir que leur conférait la richesse, promettaient l’essor et le développement de toute la société.
Pourtant les Athéniens de l’époque de Cimon ont fini par laisser de côté son conservatisme pour se tourner vers des réformes « démocratiques » et surtout davantage de répit (la guerre permanente, cela n’épuise pas seulement les corps, mais aussi les esprits). Nous avons néanmoins appris qu’il n’y a pas d’oligarchie sans conservatisme ni populisme. Car ce sont sur ces ressorts politiques que l’auto-proclamation des oligarques cherche toujours sa légitimité. Il n’y a pas d’oligarchie sans un pouvoir politique qui leur délègue ses prérogatives. Lorsque les alliés d’Athènes commencèrent à se désengager des guerres, c’est Cimon qu’on envoie les mettre au pas. Pour lutter contre la piraterie en mer Égée, c’est Cimon qu’on envoie. Lorsque Sparte fait face à une révolte des hoplites, c’est encore Cimon qu’on envoie en médiateur.
Pour justifier ce pouvoir oligarchique, il faut l’appuyer sur quelque chose de tangible que le corps des citoyens est prêt à accepter, jusqu’à un certain point. Dans le cas de Cimon, c’est sa position aristocratique, mais en tant que telle, elle ne suffisait pas à cause des tensions politiques à l’intérieur d’Athènes, et c’est bien pourquoi Cimon faisait preuve d’autant de largesses. Bien naïf qui irait croire qu’un tel homme, aussi glorieux soit-il, aurait distribué ses richesses sans arrière-pensée. Ainsi, nombre de citoyens d’Athènes voyaient en lui un homme providentiel, et partageaient avec lui les mêmes valeurs conservatrices, à la mesure de leurs propres intérêts individuels. Comme l’écrit l’helléniste D. Bonnano à propos de Cimon (et des Philaïdes en général), « le patronage privé créait un système de réciprocité qui plaçait le bénéficiaire – en ce cas, la communauté civique athénienne – en situation de dette et apportait à son auteur prestige et privilèges ». En retour, un point d’équilibre s’établit entre le pouvoir politique et l’oligarchie : plus on a besoin d’oligarques, plus le conservatisme se justifie de lui-même par l’octroi des privilèges, excluant toute forme de contre-pouvoir. Ainsi, c’est en partie par ruse que Éphialtès a dû faire voter ses réformes, profitant de l’absence de Cimon, envoyé à Sparte, et de l’affaiblissement de ses amis de l’Aréopage (les citoyens les plus riches), pour en distribuer les pouvoirs à l’Assemblée et aux organes judiciaires.
La déstabilisation
Pourquoi parler de Cimon aujourd’hui ? Posons la question sans plus tergiverser : peut-on comparer Cimon et Elon Musk sous la présidence de Donald Trump ? La réponse est non. D’abord parce que la comparaison entre deux personnalités à 2500 ans d’intervalle pose des questions méthodologiques que je n’ai pas envie d’essayer de résoudre. Ensuite parce que faire appel à l’Antiquité à chaque fois qu’un problème contemporain se pose, c’est un peu trop facile. À ce compte-là, toutes les connaissances remontent à Aristote, et tout est donc déjà dit.
Ce qu’on peut retenir, par contre, ce sont les principes : pas d’oligarchie sans conservatisme, pas de conservatisme sans populisme. Qu’est-ce que le populisme ? C’est l’antipluralisme, c’est ne voir le peuple que comme quelque chose d’indifférencié. Soudoyer, faire miroiter, raconter des salades, en politique, c’est considérer que la congruence idéologique entre les masses électoralistes et les candidats se mesure à l’aune des positions respectives lorsque celle des candidats change en fonction des discours que les masses sont supposées attendre. Celles-ci ont intériorisé (ou plutôt sont supposées avoir intériorisé) une certaine lecture de l’idéologie néolibérale qui leur fait accepter qu’une petite élite de privilégiés pourra leur garantir un avenir meilleur. En retour, toute différenciation politique, tout avis nuancé, toute contradiction et toute forme de contre-pouvoir, c’est-à-dire toute forme de dialogue démocratique, est considérée comme contraire à l’intérêt général. C’est pourquoi le conservatisme, qui vise à garantir à l’oligarchie sa légitimité, se dote d’une posture autoritaire.
La différence entre Cimon et Elon Musk, c’est que ce dernier n’a pas besoin d’essayer de soudoyer le peuple par des largesses d’ordre monétaire, à part subventionner la campagne politique de Trump. Il n’est pas élu, il est plébiscité et nommé. Il lui suffit de promettre. Sa grande richesse justifie d’elle-même sa position élitiste : il a « réussi » dans l’économie néolibérale, il est « puissant », ses propriétés pèsent lourd dans l’économie. À l’heure des technologies numériques, la stratégie de communication est devenue assez simple, en somme : bombarder les réseaux sociaux de discours réactionnaires, viser juste ce qu’il faut pour gagner les masses, submerger les médias par des discours plus abscons les uns que les autres pour brouiller les formes de contre-pouvoir qui pourraient s’exprimer.
Mais dans quel but, alors ? L’exemple des États-Unis est frappant aujourd’hui, mais il se retrouve dans bien d’autres pays. La différence entre les gens comme Peter Thiel et Elon Musk et les anciennes oligarchies industrielles (Carnegie, Rockefeller), c’est que les plus anciens voulaient changer la société par une idéologie du progrès technique dans la production de biens (de consommation, notamment) pour pouvoir faire plus de profit, là où les oligarques des big tech cherchent à changer désormais notre manière de penser notre rapport à la technologie. Un rapport de dépendance à leurs technologies, une dette.
Ce changement du rapport à la technique consiste à exclure une partie de la population de toute association à l’innovation et de toute amélioration socio-technique, parce que la valeur aujourd’hui n’est plus issue de la production mais de l’innovation dans les processus de production, là où le temps de travail devient une variable de rentabilité.
Le capitalisme a muté en un système qui ne fait qu’anticiper la valeur future sur le marché boursier. On parle de capital fictif, de spéculation, d’obligations et d’actions. L’économie réelle est sous perfusion permanente de l’industrie financière. Par exemple, les grandes entreprises qui intègrent l’IA privilégient massivement l’automatisation (remplacer les personnes) à l’augmentation du travail (rendre les personnes plus productives), en visant une rentabilité à court terme. Vous allez me dire : c’est pas nouveau. Certes. Mais on estime aujourd’hui que la moitié des emplois essuieront les effets de l’intégration de l’IA en faveur d’un gain de productivité potentiel. Si bien qu’on est arrivé à ce que Marx pensait être une impossibilité : l’homme finit par se situer en dehors du processus de production. C’est paradoxal, puisque ce n’est plus compatible avec le capitalisme. Mais alors comment le ce dernier survit-il ? Par une économie monopoliste des innovations et des services où, comme le montrait T. Piketty, les revenus du capital se reproduisent plus rapidement que ce que le travail peu engendrer. Derrière les stratégies de monopoles technologiques se situe toujours la propriété de l’innovation, la propriété des techniques, et la maîtrise des cas d’usage pour assurer un autre monopole, celui sur les pratiques.
C’est ce que j’appelle l’âge de la déstabilisation. La déstabilisation de l’économie politique à laquelle nous étions habitués avant l’apparition de cette nouvelle oligarchie. Plusieurs processus sont engagés.
Naomi Klein avait déjà identifié une première forme de stratégie, la stratégie du choc, celle qui consiste à instrumentaliser les crises pour substituer le marché à la démocratie.
Une autre stratégie consiste à organiser, par une « offensive technologique », une situation d’assignation et d’assujettissement. Les écrits de Barbara Stiegler sont éclairants sur ce point. Citons en vrac : les techniques de nudging, la manipulation informationnelle, les effets normatifs du rating & scoring des médias sociaux, les politiques d’austérité qui remplacent les relations sociales par des algorithmes et de l’IA avec pour résultat le démantèlement des structures (santé et aide sociale notamment) ainsi que la désolidarisation dans la société, l’évaluation permanente par plateformes interposées dans le monde du travail, le solutionnisme technologique proposé systématiquement en remplacement de toute initiative participative et concertive, etc.
Je reprends l’expression « offensive technologique » à Detlef Hartmann qu’on ne connaît pas assez en France, en raison notamment d’une méconnaissance du mouvement autonome allemand qui a plusieurs facettes parfois difficiles à lire. En fait, encore une autre stratégie de déstabilisation peut se retrouver dans la définition de ce que D. Hartmann à nommé offensive technologique tout au début des années 1980. Il s’agit de l’accaparement des subjectivités par la logique capitaliste. Il y a quelque chose qui nous rappelle la description de l’électronicisiation du travail par Shoshana Zuboff dans In The Age Of The Smart Machine (1988), sauf que Zuboff ne se place pas du point de vue politique (et elle a tort).
Logique formelle du capital
D. Hartmann a écrit en 1981 Die Alternative: Leben als Sabotage. Dans ce livre, il montre combien le capitalisme impose de concevoir la société, les relations sociales et les comportements selon une logique formelle qui efface les subjectivités. Pour lui, le cadre principal de l’effacement de la subjectivité au travail est la taylorisation et elle s’est étendue à toute la société avec les nouvelles technologies (et au début des années 1980, il s’agit en gros des ordinateurs). Keine alternative. On a transformé les processus de travail (y compris intellectuel) de telle sorte que les travailleurs ne puissent plus le contrôler eux-mêmes. Et il en est de même dans les rapports sociaux : l’activité de l’individu est dominée par des structures formelles. Or, les sentiments, les émotions, la capacité à avoir une opinion puis en changer, le souci de soi et des autres, tout cela ne peut pas entrer dans le cadre de cette logique formelle. C’est pourquoi D. Hartmann nous parle aussi d’une « violence technologique » car la technologie échoue à transformer en logique formelle ce qui échappe par essence au contrôle formel (l’intuition, le savoir-être, le pressentiment, etc.). Dès lors, l’application d’une logique formelle aux comportements est toujours une violence car elle vise toujours à restreindre la liberté d’action, et aussi l’imagination, la prise de conscience que d’autres possibilités sont envisageables. D. Hartmann nous propose le choix : soit le sabotage, comme le luddisme, dont il évoque les limites, soit l’opposition d’un principe vital, une expression de l’individualité (ou des individualités en collectif) qui feraient éclater ce cadre formel capitaliste.
C’est à dire que le capitalisme se méfie énormément de ce qui en nous est résistant, imprévisible, intuitif et qui échappe à la détermination de la logique formelle à l’œuvre (les tactiques dont parlait Michel de Certeau ? ou peut-être ce qui fait de chacun de nous des êtres fondamentalement ingouvernables, comme anarchistes). Et ce faisant, de manière paradoxale, le capitalisme les met à jour en tant que force constructrice de la subjectivité persistante du travailleur et de l’homme tout court. Non, nous ne sommes pas entièrement prolétarisés (comme disait Bernard Stiegler), il y a de la résistance. Ce qui est perçu comme un dysfonctionnement du point de vue de la logique capitaliste est désormais perceptible dans la lutte de classe (ce n’est plus la conscience de classe, c’est la résistance de vie, comme dit D. Hartmann).
On en est donc réduit à cela : même si nous avons toujours cette capacité de résistance, elle ne se déclare plus dans un rapport de force, mais dans un rapport de soumission totale par la violence technologique : la seule chose qui nous maintient en vie, c’est encore ce qui échappe à la logique formelle. Que va-t-il arriver avec l’IA qui, justement, dépasse la logique formelle ? Wait and see.
En termes marxistes, on peut alors suivre Detlef Hartmann dans le constat, en 1981, que la numérisation de la société à fait sortir hors du seul domaine de la production la taylorisation et la formalisation du quotidien. Cette quotidienneté formalisée a restructuré le rapport de classe mais la violence technologique à l’œuvre a été occultée. La nouvelle classe moyenne et les prétentions de ce qu’Outre-Atlantique on a nommé la Nouvelle Gauche ont permis de mettre à jour les peurs liées à l’informatisation Orwellienne de l’État mais en les mettant au même niveau que d’autres revendications : environnementalisme, militantisme pour la paix, pour les droits humains, etc. Si on approfondit, la différence avec ces justes et nobles causes, c’est que les technologies de l’information ont permis aux capitalistes de casser les rapports systémiques qui stabilisaient la domination politique par des phases de négociation avec la classe ouvrière. L’apparition d’une « classe moyenne » que l’on réduit à son comportement statistique et formel, d’un côté, et les projets d’informatisation et de rationalisation de l’État et des organisations productives, de l’autre côté, ont annulé progressivement la dialectique de domination et de lutte de classe. La centralisation du capital et l’État ont accaparé les données comportementales en désintégrant (en presque totalité) les structures sociales intermédiaires et cherche à empêcher l’apparition d’une nouvelle subjectivité de classe.
Le piège socialiste
Lorsqu’on pense la technologie, et plus particulièrement en tant que libriste, on cherche à y voir son potentiel d’émancipation. Personnellement, j’ai toujours pensé que ce potentiel émancipateur ne pouvait fonctionner que dans une perspective libertaire. C’est pourquoi dans un texte en octobre 2023 je soutiens, en reprenant quelques idées de Sam Dolgoff, que :
« Le potentiel libertaire du logiciel libre a cette capacité de réarmement technologique des collectifs car nous évoluons dans une société de la communication où les outils que nous imposent les classes dominantes sont toujours autant d’outils de contrôle et de surveillance. Il a aussi cette capacité de réarmement conceptuel dans la mesure où notre seule chance de salut consiste à accroître et multiplier les communs, qu’ils soient numériques ou matériels. Or, la gestion collective de ces communs est un savoir-faire que les mouvements libristes possèdent et diffusent. Ils mettent en pratique de vieux concepts comme l’autogestion, mais savent aussi innover dans les pratiques coopératives, collaboratives et contributives. »
Encore faut-il préciser qu’il s’agit bien d’instituer des pratiques collectives ou, pour reprendre l’idée de D. Hartmann, d’affirmer des individualités collectives, un principe vital face à la formalisation de nos quotidiens. Il ne faut pas tomber dans le piège du positivisme qui a bercé l’anarchisme classique (fin 19e) : croire que l’intelligence technologique pouvait permettre, à elle seule et pourvu que les connaissances en soient diffusées (par l’éducation populaire), de se libérer des mécanismes de domination.
L’autre solution consisterait à partir du principe qu’une « technologie bienveillante » pourrait être à l’œuvre dans un projet politique plus vaste qui consisterait à renverser le pouvoir capitaliste sur la production. Cela s’apparente en fait à du solutionnisme, celui prôné par les techno-optimistes de la Silicon Valley de la première heure inspirés par une vision hippie de la technologie rédemptrice, capable d’améliorer le monde par le partage. Ces idées sont mortes de toute façon : ce n’est pas ainsi qu’a évolué le néolibéralisme, mais bien plutôt par l’exclusion, la centralisation des capitaux et l’accaparement des technologies.
C’est là qu’il faut sortir d’une idée de lutte de classe. Si D. Hartmann reste sur le même vocabulaire, c’est toutefois pour réviser la vision historique de cette dynamique. Pour lui, la technologie a changé la donne et nous ne sommes plus sur l’opposition classique du socialisme entre le travailleur et le capitaliste qui accapare les produits de la production. C’est la technologie qui est devenue un rapport social dans ce qu’elle impose comme formalisme à nos subjectivités. Il existerait donc toujours une lutte de classe, entre les propriétaires des technologies et les politiques qui les plébiscitent, d’une part, et ceux qui en sont exclus, d’autre part.
Selon ma perspective, il est nécessaire de souligner qu’une lutte de classe implique, de part et d’autre, l’existence de populations suffisamment nombreuses pour justifier une catégorisation. La lutte de classe ne peut être entendue que dans un contexte où les groupes sociaux sont suffisamment vastes et distincts pour qu’on puisse les identifier comme des classes. Toutefois, aujourd’hui, cette lutte semble se structurer différemment. Elle oppose d’un côté l’ensemble de la société, et de l’autre un nombre restreint d’individus : un mélange complexe d’oligarques et de politiciens, qui partagent un intérêt commun à imposer des logiques de rentabilité (comme nous l’avons vu, le cœur du processus n’est plus l’exploitation du travail en tant que tel, mais la concentration de la propriété de l’innovation et de sa rentabilité dans le cadre du processus de production). Cette réalité nous éloigne, d’une certaine manière, des solutions politiques traditionnelles, telles que le socialisme ou le communisme, du moins dans leur conception classique.
En effet, l’idée d’un État socialiste qui exercerait un monopole sur les moyens de production en expropriant la bourgeoisie, est une idée obsolète. Elle ne permet plus de réfléchir à l’expropriation des travailleurs de leurs subjectivités. Il ne s’agit plus tellement de moyen de production, mais de l’annihilation des subjectivités. Pour en donner un exemple, il suffit de voir à quel point le capitalisme de surveillance cherche à contrôler nos comportements et nos pensées, annihilant toute forme de créativité autonome.
Cet État socialiste, envisagé comme une solution politique, ressemble davantage à une mégamachine qui, loin de libérer, imposerait à son tour une logique formelle rigide, qu’il s’agisse d’une bureaucratie centralisée ou d’une technologie apparemment bienveillante. Même si l’on imaginait un système constitué de collectifs d’autogestion, ces derniers risqueraient de se retrouver absorbés et uniformisés par cette logique. La véritable autogestion est celle qui, au lieu de les harmoniser en les regroupant, fédère les initiatives et reflète un maximum d’alternatives possibles. Bref, qui laisse un imaginaire intact et vivant.
Or, ce que le capitalisme à l’ère des technologies de l’information accomplit depuis plusieurs décennies, c’est précisément la destruction systématique de cet imaginaire. Les capitalistes, pour leur part, défendent l’idée qu’aucune alternative n’existe à leur système. En réponse, il est impératif de répéter que, pour nous, aucune conciliation n’est envisageable entre leur monde et le nôtre. Cela implique qu’aucun compromis ne doit être accepté, qu’il s’agisse d’une mégamachine socialiste ou d’un régime oligarchique.
Bref, le problème, c’est bien le pouvoir : je ne vous fais pas l’article ici.
Déstabilisation par combinaisons
Une dernière forme de déstabilisation est cette fois non plus une stratégie, mais une submersion de combinaisons entre des technologies et des postures économiques et idéologiques. Ces combinaisons ne sont pas pensées en tant que telles mais en tant que stratégies de profit ad hoc et ont néanmoins toutes été identifiées et qualifiées par les observateurs.
Un exemple typique connu de tous est l’entreprise Uber qui a donné son nom à une série de modèles visant à ajouter une couche technologique à une économie classique de production de service, pour transformer les modèles. Cette transformation se fait toujours en défaveur de la société (travailleurs - consommateurs) selon des principes d’exploitation et des postures idéologique. D’une part, il s’agit d’organiser une plus grande flexibilité de la main d’œuvre, œuvrer pour une dérégulation du droit du travail, proposer une tarification variable basée sur l’offre et la demande. D’autre part, il s’agit de promouvoir la liberté individuelle et l’autonomie pour encourager la vision néolibérale de la responsabilité individuelle, proposer une économie dite collaborative pour maximiser la mise en commun des ressources et réduire les coûts d’exploitation, vanter les mérites de la plateformisation pour confondre l’efficacité avec la précarisation croissante des travailleurs.
Les combinaisons sont multiples et se définissent toutes selon le point de vue dans lequel on se place : idéologie, macro-économie, politique, sociologie. Voici un florilège :
- Techno-capitalisme : concentration du pouvoir économique, transformation du travail, capitalisme de surveillance.
- Techno-césarisme : érosion de la souveraineté étatique par les dirigeants des big tech, personnalisation du pouvoir par ces derniers, dépendance aux grandes plateformes.
- Tech-bros : culture de l’exclusion dans le monde des big tech (entre-soi, masculinisme, sexisme), libertarianisme numérique (exemple: cryptomonnaie et blockchain pour se passer de la médiation des institutions de l’État), transhumanisme.
- Techno-optimisme : absence de point de vue critique sur les technologies (par exemple : l’IA menace le climat mais elle seule pourra nous aider à lutter contre les effets du changement climatique), volonté de maintenir les structures telles qu’elles sont (conservatisme) car elles nous mèneraient nécessairement à la croissance.
- Solutionnisme technologique : plus besoin de démocratie car les technologies permettent déjà de prendre les bonnes décisions, remplacer les politiques publiques réputées inefficaces par l’efficacité supposée des technologies numériques.
- Capitalisme de surveillance : assujettir les organisations à la rentabilité des données numériques, influencer et contrôler les comportements, restreindre les limites de la vie privée et de l’autonomie individuelle, subvertir les subjectivités (marchandisation de l’attention).
- Économie de plateformes : médiatisation des relations par des plateformes numériques, concentration des marchés autour de quelques plateformes, précarisation du travail, privatisation d’infrastructures publiques (notamment les relations entre les citoyens et les services publics).
- Techno-féodalisme : organisation de l’asymétrie des pouvoirs par les big tech qui régissent les coûts d’entrée sur les marchés, et soumettent le pouvoir politique (et la démocratie) aux exigences de ces marchés.
- Crypto-anarchisme : annihiler les régulations (par exemple en décentralisant les finances par les crypto-monnaies afin d’empêcher des organismes de contrôles de vérifier les échanges), déresponsabilisation totale au nom de la liberté, abattre les institutions traditionnelles qu’elles soient étatiques ou sociales.
- Capitalisme cognitif : privatisation des connaissances, fatigue informationnelle.
- etc.
Tout cela fait penser au travail qu’avait effectué le sociologue Gary T. Marx qui a beaucoup œuvré dans les surveillance studies et avait écrit un article fondateur sur ce champ de recherche spécifique en dénombrant les multiples approches qui légitimaient par conséquent ce domaine de recherche (voir . G. T. Marx, « Surveillance Studies »). J’ignore si un jour on pourra de la même manière rassembler ces approches en une seule définition cohérente, une something study, mais je pense que l’analyse des rapports entre technologie et société devraient accroître bien davantage les études systématiques sur les rapports entre technologies et pouvoir afin de donner des instruments politiques de lutte et de résistance.
La propriété c’est le vol
De nombreuses publications ces dernières années analysent les technologies numériques sous l’angle du vol : vol de nos intimités, vol de la démocratie, rapt d’internet (cf. C. Doctorow). Ou bien, s’il n’est pas question de vol, on parle d’accaparement, de concentration, de privation, d’appropriation. Tout le monde s’accorde sur le fait que dans ces pratiques qu’on associe essentiellement aux big tech, il y a quelque chose d’illégitime, voire de contraire à la morale, en plus d’être déstabilisant pour la société à bien d’autres égards.
Toutefois, il est notable que s’il l’on se contente de cette approche, on n’en reste malheureusement qu’à un constat qui pourrait tout aussi bien se faire, rétrospectivement, au sujet de l’avènement historique du capitalisme (par exemple les enclosures), du capitalisme industriel et du néolibéralisme. En fait, on reproche au capitalisme et ses avatars toujours la même chose : l’accumulation primitive. Expropriation, colonisation, esclavage, féodalisme, endettement : tout cela a déjà été identifié depuis longtemps par la critique marxienne. Pour quels succès exactement ? J’entends d’ici le gros soupir du Père Karl.
Et d’après-vous, pourquoi je vous parlais de Cimon au début de ce billet ? Pas uniquement pour parler d’Elon Musk. C’est une question de domination, pas seulement de propriété et d’accumulation.
Je recommande vivement l’acquisition de l’excellent ouvrage de Catherine Malabou, intitulé Il n’y a pas eu de révolution (Rivages, 2024). Dans ce livre, l’auteure propose une lecture particulièrement pertinente de Proudhon. Elle revient notamment sur la maxime « la propriété, c’est le vol ». Il est ici inutile de mentionner la distinction entre propriété et possession, car il est désormais bien compris que la caricature de l’anarchisme fondée sur cette phrase est dénuée de sens. Parlons sérieusement. Cette citation est un point clé aujourd’hui car nous avons longtemps sous-estimé la portée de l’œuvre de Proudhon sur La propriété. Cela s’explique en partie par l’analyse de Marx, qui a proposé une lecture alternative concernant presque exclusivement la propriété des moyens de production, lecture qui a largement prédominé. D’autre part, le matérialisme historique marxiste postule que, pour qu’il y ait vol, il doit d’abord exister de la propriété. C’est l’œuf et la poule.
Sauf que… si Proudhon n’est pas toujours un exemple d’une grande clarté, il est loin d’être le brouillon que Marx a tenté de dépeindre. C. Malabou nous montre que pour Proudhon, la propriété est un acte performatif. Proudhon écrivait : « la propriété est impossible, parce que de rien elle exige quelque chose ». Il n’y a pas d’enchaînement de cause à effet : la propriété ne devrait pas être considérée comme un état, mais comme un acte violent qui s’interpose à l’usage, entre le mot et la chose. C’est là qu’une critique de la Révolution peut vraiment se faire.
En effet, la propriété comme droit naturel, c’est imaginer un monde comme celui de la fable de Cronos (cf. première section de ce billet) où tout serait en commun pour une certaine partie de la population (les dieux, d’abord, les nobles ensuite, et ceux qui, par les dieux ! le méritent bien, les aristocrates). Et ce que nous dit Proudhon, en parlant de la Révolution Française, c’est que l’abolition des privilèges qui aurait dû en théorie faire advenir cette fable pour que tout le monde puisse en profiter des fruits, n’a en réalité rien aboli du tout. Il y a toujours des pauvres et des exclus malgré l’affirmation du droit à la propriété privée et c’est même pire depuis que Napoléon a fait de la propriété un droit absolu dans le Code Civil.
Pour enfin résumer à grands traits ce que nous dit C. Malabou (lisez le livre, c’est mieux), c’est que Proudhon nous livre en fait une analyse de la raison pour laquelle la société n’est jamais sortie de son état de soumission. Sont toujours d’actualité les pratiques médiévales telles que le droit d’aubaine, la main-morte ou le droit de naufrage. Le point commun n’est pas seulement que le seigneur réclame un dû pour en dépouiller les plus pauvres, c’est que ces droits nient à la personne la possibilité même de transmettre le bien (à ses enfants ou à autrui). C’est un régime d’exclusion. Et ce régime d’exclusion, nous n’en sommes pas sortis en raison de la tendance, par le truchement de la sacralisation de la propriété, à la concentration des moyens de production, des richesses et donc des pouvoirs.
Que faire des technologies numériques ? le premier grand jeu auquel se sont livrés les tenants de l’idéologie néolibérale, c’est de chercher à maîtriser la propriété des usages, c’est-à-dire le code informatique. Ce n’est pas pour rien que ce fut un Bill Gates qui a le premier (par sa Lettre ouverte aux hobbyistes) cherché à faire valoir un titre de propriété sur des ensembles d’algorithmes permettant de faire fonctionner un paquet de câbles et de tôles. Et c’est pour cela que les licences libres et les logiciels libres sont des modèles puissants permettant d’opposer la logique des communs à celle du néolibéralisme, pour autant que cette opposition puisse enfin assumer sa logique libertaire (et pas libertarienne, attention).
L’oligarchie actuelle, visible dans les médias, démontre par l’absurde à travers des figures comme Trump et ses alliés, mais aussi de manière plus subtile dans d’autres pays, y compris en Europe, que l’objectif reste fondamentalement le même : concentrer la propriété des technologies pour mieux dominer les marchés, et donc l’ensemble de la société. C’est pourquoi l’IA est si plébiscitée par ces néolibéraux, car elle touche à tous les secteurs productifs et aux moyens de production. Ceux qui pensaient que le capital avait évolué, que le monde était devenu plus collaboratif et horizontal, n’ont en réalité fait que jouer le jeu de la domination, notamment celui de l’économie « collaborative ».
La seule voie des communs, malgré ce que peuvent en dire Dardot et Laval, consiste à s’opposer à toute forme de pouvoir, même si ce dernier semble bienveillant sur le papier. La convivialité et l’émancipation offertes par les technologies, ce que j’appelle leur potentiel libertaire, ne doivent plus jamais être perçues comme des conditions d’un marché ouvert, mais plutôt comme des conditions pour affirmer les subjectivités, individuelles et collectives, contre les pouvoirs et (donc) la propriété.