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Capitalisme de surveillance ?

☙  Posté le 24-06-2018  | ⏱ 4 minutes  | ✔ 759 mots
✎  Christophe Masutti

Dans une série d’article intitulée Les Léviathans, j’ai longuement présenté le concept de capitalisme de surveillance développé par Shoshana Zuboff. L’interprétation reste toujours prisonnière de l’objet, au moins en partie : en l’occurrence, il y a une chose que je n’ai pas précisé dans ces articles, c’est la provenance du concept.

Les premiers à avoir formulé et développé le capitalisme de surveillance sont John Bellamy Foster et Robert W. McChesney en juin 2014 dans un article paru dans la Monthly Review, dont le titre devrait toujours être donné in extenso : « Surveillance Capitalism Monopoly-Finance Capital, the Military-Industrial Complex, and the Digital Age ».

Les lecteurs de Shoshana Zuboff noteront que cette dernière ne fait pas mention, dans ses articles, à la paternité du concept par Foster et McChesney. Du moins, elle n’a pas publié (à ma connaissance) une approche critique et comparative de son approche par rapport à celle de Foster et McChesney. La conséquence est que, au fil des affaires relatives aux usages déloyaux des données personnelles durant ces 3 ou 4 dernières années, le concept de capitalisme de surveillance a été sur-employé, parfois même galvaudé et transformé en un mot-valise. Pour celles et ceux qui ont cependant fait un effort d’analyse (tel Aral Balkan) le concept renvoie systématiquement aux travaux de Shoshana Zuboff.

Oserait-on accuser Zuboff de l’avoir usurpé  ? pas tout à fait. On peut parler plutôt d’un emprunt. Le capitalisme de surveillance tel que le défini Zuboff implique bien d’autres éléments de réflexion. Quant à citer les auteurs qui les premiers ont énoncé le capitalisme de surveillance, oui, elle aurait pu le faire. Mais qu’est-ce que cela aurait impliqué  ? L'éditorial de la Monthly Review de ce mois de juin 2018 apporte quelques éléments de réponse en confrontant l’approche de Foster-McChesnay et de Zuboff :

Zuboff a défini le capitalisme de surveillance de manière plus restrictive comme un système dans lequel la surveillance de la population est utilisée pour acquérir des informations qui peuvent ensuite être monétisées et vendues. L’objet de ses recherches était donc d’étudier les interrelations entre les entreprises et le comportement individuel dans ce nouveau système d’espionnage marchandisé. Mais une telle vision a effectivement dissocié le capitalisme de surveillance de l’analyse de classe, ainsi que de la structure politico-économique globale du capitalisme – comme si la surveillance pouvait être abstraite du capital monopolistique et financier dans son ensemble. De plus, l’approche de Zuboff a largement éludé la question de la relation symbiotique entre les sociétés militaires et privées – principalement dans les domaines du marketing, de la finance, de la haute technologie et de la défense – qui était au centre de l’analyse de Foster et McChesney.

Pour ce qui me concerne, les lecteurs des Léviathans (et j’espère un peu plus tard d’un ouvrage actuellement en gestation) pourront constater que j’extrapole assez largement la pensée de Zuboff, sans toutefois rejoindre l’analyse américano-centrée de Foster-McChesnay. Le point de basculement est somme toute assez pragmatique.

Le besoin de surveillance est un besoin viscéral de l’économie des biens et services (j’ai montré qu’il relève d’une histoire bien plus ancienne que le web 2.0 et remonte aux années 1950). La concentration des entreprises répond à un besoin d’optimisation des systèmes d’informations autant qu’au besoin de maîtriser le marché en le rendant malléable selon des stratégies bien définies, à commencer par les pratiques de marketing. Comment est-il devenu malléable  ? grâce aux big datas et à l’usage prédictif du traitement des données. La concentration des capitaux est donc à la fois une conséquence de ce nouveau mode de fonctionnement capitaliste (qui enclenche parallèlement une autre approche du (néo-) libéralisme), et une stratégie calculée de recherche de maximisation des profits tirés des données conçues elles-mêmes comme un capital.

À mon humble avis, nonobstant l’approche concernant le complexe militaro-industriel de Foster-McChesney qui nous fait remonter à la Guerre du Vietnam tout en étant parfaitement explicatif des stratégies de surveillance des institutions gouvernementales (auxquelles finirent par se prêter les gouvernements d’autres pays du monde, comme en France ces dernières années), l’approche de Zuboff détache effectivement la question du capitalisme de surveillance de ses racines politiques pour se concentrer surtout sur les organisations et les comportements individuels soumis à une idéologie presque exclusivement économique. Ma part modeste à cette réflexion n’est pas d’entamer une histoire totale comme le feraient Foster et McChesney, mais d’aller directement au cœur du problème : la capitalisation de l’information comme nouvelle forme du capitalisme. C’est peut-être une approche (pseudo-) marxiste qu’il manque selon moi à Foster-McChesney pour mieux comprendre cette mondialisation du capitalisme de surveillance.