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Prophètes et technologistes à l’ère de la suspicion généralisée

☙  Posté le 10-04-2020  | ⏱ 19 minutes  | ✔ 3992 mots
✎  Christophe Masutti

Ha ! Le sacro-saint « révélateur ». À écouter et lire les médias, la pandémie Covid-19 que nous traversons aujourd’hui est censée « révéler » quelque chose, un message, un état d’esprit, l’avènement d’une prophétie. Et on voit proliférer les experts toutologues, devins des temps modernes, avatars des prédicateurs de l’An Mille, les charlatans de fin du monde. Je voudrais partager ici quelques réflexions au sujet des discours actuels sur la surveillance en situation de crise sanitaire.

(Note : ce billet a été publié sur le Framablog le 10 avril 2020)

Les prophètes

Faire une révélation, nous dit le dictionnaire, c’est porter à la connaissance quelque chose qui était auparavant caché, inconnu. Et le pas est vite franchi : pour nos prêtres médiatiques, il est très commode de parler de révélation parce que si le divin à travers eux manifeste ce qu’eux seuls peuvent dévoiler au public (eux seuls connaissent les voies divines), il leur reste le pouvoir de décider soit de ce qui était auparavant caché et doit être dévoilé, soit de ce qui était caché et n’est pas censé être dévoilé. Bref, on refait l’histoire au fil des événements présents : la sous-dotation financière des hôpitaux et les logiques de coupes budgétaires au nom de la rigueur ? voilà ce que révèle le Covid-19, enfin la vérité éclate ! Comment, tout le monde le savait ? Impossible, car nous avions tous bien affirmé que la rigueur budgétaire était nécessaire à la compétitivité du pays et maintenant il faut se tourner vers l’avenir avec ce nouveau paramètre selon lequel la rigueur doit prendre en compte le risque pandémique. Et là le prêtre devient le prophète de jours meilleurs ou de l’apocalypse qui vient.

Pourquoi je raconte tout cela ? Je travaille dans un CHU, les politiques de santé publiques me sont quotidiennes ainsi que la manière dont elles sont décidées et appliquées. Mais vous le savez, ce n’est pas le sujet de mes études. Je m’intéresse à la surveillance. Et encore, d’un point de vue historique et un peu philosophique, pour faire large. Je m’intéresse au capitalisme de surveillance et j’essaie de trouver les concepts qui permettent de le penser, si possible au regard de notre rapport à l’économie et au politique.

J’ai appris très tôt à me méfier des discours à tendance technologiste, et cela me vient surtout de ma formation initiale en philosophie, vous savez ce genre de sujet de dissertation où l’on planche sur le rapport technologie / politique / morale. Et à propos, sans pour autant faire de la philo, je ne saurais que conseiller d’aller lire le livre de Fred Turner qui, déjà en 2006 (la traduction est tardive), grattait assez profondément le vernis de la cyberculture californienne. Mais au fil des années de mon implication dans le logiciel libre et la culture libre, j’ai développé une autre sorte de sensibilité : lorsque les libertés numériques sont brandies par trop de prophètes d’un coup, c’est qu’il faut aller chercher encore ailleurs le discours qui nous est servi.

Pour exemple de l’effet rhétorique de la révélation, on peut lire cet article du géographe Boris Beaude, paru le 07 avril 2020 dans Libération, intitulé « Avec votre consentement ». L’auteur passe un long moment à faire remarquer au lecteur à quel point nous sommes vendus corps et âmes aux GAFAM et que la pandémie ne fait que révéler notre vulnérabilité :

Lorsque nous acceptons que de telles entreprises collectent les moindres détails de nos existences pour le compte de leurs clients et que nous doutons conjointement des régimes politiques qui nous gouvernent, nous réalisons que les effets de la propagation du Sars-Cov-2 ne sont qu’un révélateur de l’ampleur de notre vulnérabilité.

Il est important de comprendre la logique de ce discours : d’un côté on pose un diagnostic que seul un sage est capable de révéler et de l’autre on élève la pandémie et ses effet délétères au rang des sept plaies d’Égypte, qui sert de porte à une nouvelle perception des choses, en l’occurrence notre vulnérabilité face aux pratiques d’invasion de la vie privée par les GAFAM, et par extension, les pratiques des États qui se dotent des moyens technologiques pour surveiller et contrôler la population. Évidemment, entre la population assujettie et l’État-GAFAM, il y a la posture du prophète, par définition enviable puisqu’il fait partie d’une poignée d’élus livrant un testament aux pauvres pêcheurs que nous sommes. Reste plus qu’à ouvrir la Mer Rouge…

Arrêtons là si vous le voulez bien la comparaison avec la religion. Je l’affirme : non la crise COVID-19 ne révèle rien à propos du capitalisme de surveillance. Elle ne révèle rien en soi et encore moins à travers les prophètes auto-proclamés. Et la première des raisons est que ces derniers arrivent bien tard dans une bataille qui les dépasse.

Pendant la crise sanitaire que nous traversons il ne faut pas se demander ce qu’elle peut révéler mais interroger les discours qui se servent de cette crise pour justifier et mettre en œuvre des pratiques de surveillance et limiter encore davantage nos libertés. Penser les choses en termes de révélation n’a pour autre effet que de limiter toujours plus notre pouvoir d’action : que peut-on à l’encontre d’une révélation ?

Les amis de la Quadrature du Net (comme beaucoup d’autres, heureusement) préfèrent une approche bien plus structurée. Ils affirment par exemple dans un récent communiqué que, au regard de la surveillance, la crise sanitaire Covid-19 est un évènement dont l’ampleur sert d’argument pour une stratégie de surveillance de masse, au même titre que les attentats terroristes. Ceci n’est pas une révélation, ni même une mise en garde. C’est l’exposé des faits, ni plus ni moins. Tout comme dire que notre ministre de l’intérieur C. Castaner a d’abord affirmé que l’État Français n’avait pas pour intention de copier la Corée du Sud et la Chine en matière de traçage de téléphones portables, avant de revenir sur ses propos et affirmer que les services gouvernementaux planchent sur une application censée tracer les chaînes de transmission. Qui s’est offusqué de ce mensonge d’État ? C’est devenu tellement banal. Pire, une telle application permettrait d’informer les utilisateurs s’ils ont « été dans les jours précédents en contact avec quelqu’un identifié positif au SARS-CoV-2 », comme l’affirment les deux ministres Castaner et Véran dans un entretien au Monde. C’est parfait comme technique de surveillance : la Stasi pratiquait déjà ce genre de chose en organisant une surveillance de masse basée sur la suspicion au quotidien.

Le smartphone n’est qu’un support moderne pour de vieilles recettes. Le Covid-19 est devenu un prétexte, tout comme les attentats terroristes, pour adopter ou faire adopter une représentation d’un État puissant (ce qu’il n’est pas) et faire accepter un État autoritaire (ce qu’il est). Cette représentation passe par un solutionnisme technologique, celui prôné par la doctrine de la « start-up nation » chère à notre président Macron, c’est-à-dire chercher à traduire l’absence d’alternative politique, et donc l’immobilisme politique (celui de la rigueur budgétaire prôné depuis 2008 et même avant) en automatisant la décision et la sanction grâce à l’adoption de recettes technologiques dont l’efficacité réside dans le discours et non dans les faits.

Techno-flop

Le solutionnisme technologique, ainsi que le fait remarquer E. Morozov, est une idéologie qui justifie des pratiques de surveillance et d’immenses gains. Non seulement ces pratiques ne réussissent presque jamais à réaliser ce pourquoi elles sont prétendues servir, mais elles sont le support d’une économie d’État qui non seulement dévoie les technologies afin de maîtriser les alternatives sociales, voire la contestation, mais entre aussi dans le jeu financier qui limite volontairement l’appropriation sociale des technologies. Ainsi, par exemple, l’illectronisme des enfants et de leurs enseignants livrés à une Éducation Nationale numériquement sous-dotée, est le fruit d’une volonté politique. Comment pourrait-il en être autrement ? Afin d’assurer la « continuité pédagogique » imposée par leur ministre, les enseignants n’ont eu d’autres choix que de se jeter littéralement sur des services privateurs. Cette débandade est le produit mécanique d’une politique de limitation volontaire de toute initiative libriste au sein de l’Éducation Nationale et qui serait menée par des enseignants pour des enseignants. Car de telles initiatives remettraient immanquablement en question la structure hiérarchique de diffusion et de valorisation des connaissances. Un tel gouvernement ne saurait supporter quelque forme de subsidiarité que ce soit.

La centralisation de la décision et donc de l’information… et donc des procédés de surveillance est un rêve de technocrates et ce rêve est bien vieux. Déjà il fut décrié dès les années 1970 en France (voir la première partie de mon livre, Affaires Privées) où la « dérive française » en matière de « grands fichiers informatisés » fut largement critiquée pour son inefficacité coûteuse. Qu’importe, puisque l’important n’est pas de faire mais de montrer qu’on fait. Ainsi l’application pour smartphone Stop Covid (ou n’importe quel nom qu’on pourra lui donner) peut d’ores et déjà figurer au rang des grands flops informatiques pour ce qui concerne son efficacité dans les objectifs annoncés. Il suffit de lire pour cela le récent cahier blanc de l’ACLU (Union Américaine pour les libertés civiles), une institution fondée en 1920 et qu’on ne saurait taxer de repère de dangereux gauchistes.

Dans ce livre blanc tout est dit, ou presque sur les attentes d’une application de tracing dont l’objectif, tel qu’il est annoncé par nos ministres (et tel qu’il est mentionné par les pays qui ont déjà mis en œuvre de telles applications comme la Chine ou Israël), serait de déterminer si telle personne a été exposée au virus en fréquentant une autre personne définie comme contagieuse. C’est simple :

  1. Il faut avoir un smartphone avec soi et cette application en fonction : cela paraît basique, mais d’une part tout le monde n’a pas de smartphone, et d’autre part tout le monde n’est pas censé l’avoir sur soi en permanence, surtout si on se contente de se rendre au bureau de tabac ou chez le boulanger…
  2. aucune technologie n’est à ce jour assez fiable pour le faire. Il est impossible de déterminer précisément (c’est-à-dire à moins de deux mètres) si deux personnes sont assez proches pour se contaminer que ce soit avec les données de localisation des tours de téléphonie (triangulation), le GPS (5 à 20 mètres) ou les données Wifi (même croisées avec GPS on n’a guère que les informations sur la localisation de l’émetteur Wifi). Même avec le bluetooth (technologie plébiscitée par le gouvernement Français aux dernières nouvelles) on voit mal comment on pourrait assurer un suivi complet. Ce qui est visé c’est en fait le signalement mutuel. Cependant, insister sur le bluetooth n’est pas innocent. Améliorer le tracing dans cette voie implique un changement dans nos relations sociales : nous ne sommes plus des individus mais des machines qui s’approchent ou s’éloignent mutuellement en fonction d’un système d’alerte et d’un historique. Qui pourra avoir accès à cet historique ? Pourra-t-on être condamné plus tard pour avoir contaminé d’autres personnes ? Nos assurances santé autoriseront-elles la prise en charge des soins s’il est démontré que nous avons fréquenté un groupe à risque ? Un projet européen existe déjà (PEPP-PT), impliquant entre autres l’INRIA, et il serait important de surveiller de très près ce qui sera fait dans ce projet (idem pour ce projet de l’École Polytechnique de Lausanne).
  3. Ajoutons les contraintes environnementales : vous saluez une personne depuis le second étage de votre immeuble et les données de localisation ne prennent pas forcément en compte l’altitude, vous longez un mur, une vitrine, une plaque de plexiglas…

Bref l’UCLA montre aimablement que la tentation solutionniste fait perdre tout bon sens et rappelle un principe simple :

Des projets ambitieux d’enregistrement et d’analyse automatisés de la vie humaine existent partout de nos jours, mais de ces efforts, peu sont fiables car la vie humaine est désordonnée, complexe et pleine d’anomalies.

Les auteurs du rapport écrivent aussi :

Un système de suivi de localisation dans le temps peut être suffisamment précis pour placer une personne à proximité d’une banque, d’un bar, d’une mosquée, d’une clinique ou de tout autre lieu sensible à la protection de la vie privée. Mais le fait est que les bases de données de localisation commerciales sont compilées à des fins publicitaires et autres et ne sont tout simplement pas assez précises pour déterminer de manière fiable qui était en contact étroit avec qui.

En somme tout cela n’est pas sans rappeler un ouvrage dont je conseille la lecture attentive, celui de Cathy O’Neil, Algorithmes: la bombe à retardement (2018). Cet ouvrage montre à quel point la croyance en la toute puissance des algorithmes et autres traitements automatisés d’informations dans le cadre de processus décisionnels et de politiques publiques est la porte ouverte à tous les biais (racisme, inégalités, tri social, etc.). Il n’en faudrait pas beaucoup plus si l’on se souvient des débuts de la crise Covid-19 et la suspicion dans nos rues où les personnes présentant des caractères asiatiques étaient stigmatisées, insultées, voire violentées…

Ajoutons à cela les effets d’annonce des GAFAM et des fournisseurs d’accès (Orange, SFR…) qui communiquaient il y a peu, les uns après les autres, au sujet de la mise à disposition de leurs données de localisation auprès des gouvernements. Une manière de justifier leur utilité sociale. Aucun d’entre eux n’a de données de localisations sur l’ensemble de leurs utilisateurs. Et heureusement. En réalité, les GAFAM tout comme les entreprises moins connues de courtage de données (comme Acxiom), paient pour cela. Elles paient des entreprises, souvent douteuses, pour créer des applications qui implémentent un pompage systématique de données. L’ensemble de ces pratiques crée des jeux de données vendues, traitées, passées à la moulinette. Et si quiconque souhaite obtenir des données fiables permettant de tracer effectivement une proportion acceptable de la population, il lui faut accéder à ces jeux… et c’est une denrée farouchement protégée par leurs détenteurs puisque c’est un gagne-pain.

De la méthode

À l’heure où les efforts devraient se concentrer essentiellement sur les moyens médicaux, les analyses biologiques, les techniques éprouvées en santé publique en épidémiologie (ce qui est fait, heureusement), nous voilà en train de gloser sur la couleur de l’abri à vélo. C’est parce que le solutionnisme est une idéologie confortable qui permet d’évacuer la complexité au profit d’une vision du monde simpliste et inefficace pour laquelle on imagine des technologies extrêmement complexes pour résoudre « les grands problèmes ». Ce n’est pas une révélation, simplement le symptôme de l’impuissance à décider correctement. Surtout cela fait oublier l’impréparation des décideurs, les stratégies budgétaires néfastes, pour livrer une mythologie technologiste à grand renfort de communication officielle.

Et l’arme ultime sera le sondage. Déjà victorieux, nos ministères brandissent une enquête d’opinion du département d’économie de l’Université d’Oxford, menée dans plusieurs pays et qui montre pour la France comme pour les autres pays, une large acceptation quant à l’installation d’une application permettant le tracing, que cette installation soit volontaire ou qu’elle soit imposée1. Est-ce étonnant ? Oui, effectivement, alors même que nous traversons une évidente crise de confiance envers le gouvernement, la population est prête à jouer le jeu dangereux d’une surveillance intrusive dont tout laisse supposer que cette surveillance se perpétuera dans le temps, virus ou pas virus. Mais cela ne signifie pas pour autant que la confiance envers les dirigeants soit rétablie. En effet le même sondage signale que les retombées politiques en cas d’imposition d’un tel système sont incertaines. Pour autant, c’est aussi un signal envoyé aux politiques qui vont alors se lancer dans une quête frénétique du consentement, quitte à exagérer l’assentiment pressenti lors de cette enquête. C’est déjà en cours.

À mon avis, il faut rapprocher le résultat de cette enquête d’une autre enquête récente portant le plébiscite de l’autoritarisme en France. C’est une enquête du CEVIPOF parue en mars 2020 qui montre « l’emprise du libéralisme autoritaire en France », c’est-à-dire que le manque de confiance dans l’efficacité du gouvernement ne cherche pas son remède dans une éventuelle augmentation des initiatives démocratiques, voire alternativistes, mais dans le refuge vers des valeurs de droite et d’extrême droite sacrifiant la démocratie à l’efficacité. Et ce qui est intéressant, c’est que ceux qui se vantaient d’apporter plus de société civile à la République sont aussi ceux qui sont prêts à dévoyer la démocratie. Mais qu’on y prenne garde, ce n’est pas vraiment une affaire de classe sociale, puisque cette orientation autoritaire est aussi valable dans les tranches basses et moyennes. On rejoint un peu les propos d’Emmanuel Todd dans la première partie de son ouvrage Les Luttes de classes en France au XXIe siècle, données sérieuses à l’appui (y compris celles de l’Insee).

Alors quoi ? les Français sont-ils définitivement des veaux heureux d’aller à l’abattoir ? Honnêtement, parfois on peut le penser. Mais pas là. Non. L’enquête d’opinion d’Oxford a été menée dans un climat général extrêmement angoissant, et inédit. Pour retrouver un tel degré de panique dans la population, il faudrait par exemple se souvenir de la crise des missiles cubains et de la manière dont elle a été mise en scène dans les médias américains. Même l’épisode Tchernobyl en France n’a pas eu cet impact (ok, on a largement minimisé le problème). Et là dedans, avec un gouvernement à la fois empêtré et sidéré (avec la chargée de comm' S. Ndiaye alignant ad nauseam sottises et âneries), on fait un sondage dont les tenants et aboutissants techniques sont loin d’être évidents et qui pose la question : êtes-vous prêt à installer une application de tracing sur votre mobile qui permettrait de lutter contre l’épidémie ? Sérieux, on attend quoi comme réponse ? Sur plusieurs pays qui ont connu les mêmes valses-hésitations politiques, le fait que les réponses soient à peu près les mêmes devrait mettre la puce à l’oreille, non ? Bien sûr, allez demandez ce qu’elles pensent de la vidéosurveillance à des personnes qui se sont fait agresser dans la rue, pensez-vous que nous aurions les mêmes réponses si le panel était plus large ? Ce que je veux dire, c’est que le panel des 1.000 personnes interrogées en pleine crise sanitaire n’est représentatif que de la population touchée par la crise sanitaire, c’est-à-dire un panel absolument homogène. Évidemment que les tendances politiques ne viennent donc qu’en second plan et ne jouent qu’un rôle négligeable dans les réponses données.

Je ne suis pas statisticien, je ne peux donner mon sentiment qu’avec mes mots à moi. Mais, n’est-ce pas, nous sommes déjà habitués au techniques d’extorsion (fabrique ?) de consentement. À celui-ci s’ajoute une certaine pauvreté dans la manière d’appréhender cette fuite en avant vers la surveillance. Avec l’expression « Big Brother », on a l’impression d’avoir tout dit. Mais c’est faux. On ne passe pas si facilement d’un libéralisme autoritaire à une dystopie orwellienne, il y a des étapes, et à chaque étape nous prenons une direction. Scander « Big Brother » (comme la récente Une de l’Obs le 02 avril 2020 « Big Brother peut-il nous sauver ? »), c’est un peu comme si on cherchait à donner une théorie sans d’abord la démontrer. « Big Brother » impose une grille de lecture des événements tout en prédisant déjà la fin. Ce n’est pas une bonne méthode.

Y-a-t’il une bonne méthode ? Étudier la surveillance, c’est d’abord faire appel à un ensemble de concepts que l’on met à l’épreuve. Il faut signaler sur ce point l’excellent édito de Martin French et Torin Monahan dans le dernier numéro de la revue canadienne Surveillance & Society, intitulé « Dis-ease Surveillance: How Might Surveillance Studies Address COVID-19? ». C’est tout un programme de recherche qui est développé ici, à titre prospectif. La première chose que s’empressent de signaler les auteurs, c’est que surveiller le Covid-19, ce n’est pas surveiller la population. Ce sont deux choses bien différentes que les politiques feraient mieux de ne pas perdre de vue. Surveiller le Covid-19 c’est faire de l’épidémiologie, et identifier des cas (suspects, déclarés, etc.). Et là où on peut s’interroger, c’est sur la complexité des situations qu’une approche scientifique réduit à des éléments plus simples et pertinents. Si, pour les besoins d’une étude, il faut faire un tri social, il importe de savoir ce que l’étude révélera finalement : y-a-t’il plus de patients Covid-19 dans les couches pauvres de la population ? Comment l’information sur la surveillance circule et est reçue par les populations ? Et plus généralement qu’est-ce que la surveillance des populations en situation de pandémie, quelles sont les contraintes éthiques, comment les respecter ?

Ensuite vient tout un ensemble de concepts et notions qu’il faut interroger au regard des comportements, des groupes de pression, des classes sociales et tous autres facteurs sociaux. Par exemple la vigilance : est-elle encouragée au risque de la délation, est-elle définie par les autorités comme une vigilance face à la maladie et donc une forme d’auto-surveillance ? Il en est de même au sujet de l’anticipation, la stigmatisation, la marginalisation, la prévention, la victimisation, l’exclusion, la confiance, autant d’idées qui permettent de définir ce qu’est la surveillance en situation de pandémie. Puis vient la question des conséquences de la surveillance en situation de pandémie. Là on peut se référer à la littérature existante à propos d’autres pandémies. Je ne résiste pas à citer les auteurs :

L’écologie informationnelle contemporaine se caractérise par une forme de postmodernisme populiste où la confiance dans les institutions est érodée, ne laissant aucun mécanisme convenu pour statuer sur les demandes de vérité. Dans un tel espace, la peur et la xénophobie remplissent facilement le vide laissé par l’autorité institutionnelle. En attendant, si les gens ont perdu confiance dans l’autorité institutionnelle, cela ne les protégera pas de la colère des institutions si l’on pense qu’ils ont négligemment contribué à la propagation de COVID-19. Déjà, des poursuites pénales sont en cours contre la secte chrétienne qui a contribué à l’épidémie en Corée du Sud, et les autorités canadiennes affirment qu’elles n’excluent pas des sanctions pénales pour « propagation délibérée de COVID-19 ». Comme nous l’avons vu en ce qui concerne le VIH, la réponse de la justice pénale a connu un regain d’intérêt au cours de la dernière décennie, ce qui laisse entrevoir la montée d’une approche de plus en plus punitive des maladies infectieuses. Dans le cas du VIH, cette évolution s’est produite sans qu’il soit prouvé qu’une réponse de la justice pénale contribue à la prévention du VIH. À la lumière de ces développements, les chercheurs devraient s’attendre — et s’interroger sur les implications des flux de données sanitaires dans les systèmes de justice pénale.

Effectivement, dans un monde où le droit a perdu sa fonction anthropologique et où l’automatisation de la justice répond à l’automatisation de nos vies (leur gafamisation et leur réduction à des données numériques absconses) on peut se demander si l’autoritarisme libéral ne cherchera pas à passer justement par le droit, la sanction (la punition) pour affirmer son efficacité, c’est-à-dire se concentrer sur les effets au détriment de la cause. Qu’importe si l’application pour smartphone Covid-19 dit le vrai ou pas, elle ne saurait être remise en cause parce que, de manière statistique, elle donne une représentation de la réalité que l’on doit accepter comme fidèle. Ce serait sans doute l’une des plus grandes leçons de cette épidémie : la consécration du capitalisme de surveillance comme la seule voie possible. Cela, ce n’est pas une prophétie, ce n’est pas une révélation, c’est le modèle dans lequel nous vivons et contre lequel nous ne cessons de résister (même inconsciemment).


Crédit image d’en-tête : Le Triomphe de la Mort, Pieter Brueghel l’Ancien (1562) – Wikipédia.


  1. Un sondage réalisé à une semaine d’intervalle dément complètement les résultats de celui de l’université d’Oxford. Il a été réalisé sur la population française par l’IFOP suite à une demande de la Fondation Jean-Jaurès. Il apparaît qu’une majorité de français est en fait opposée à une application de type Stop-Covid. Voir Maxime des Gayets, « Tracking et Covid : extension du domaine de l’absurde », Fondation Jean-Jaurès, 12/04/2020 ↩︎