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Vers une résistance anarchiste

☙  Posté le 21-08-2021  | ⏱ 10 minutes  | ✔ 1923 mots
✎  Christophe Masutti

Nos choix et nos usages numériques conditionnent la manière dont nos données personnelles sont extraites, analysées et valorisées. C’est aujourd’hui un poncif et la grande majorité s’accorde sur le manque d’éthique de l’exploitation de nos intimités numériques. Pourtant, un pas supplémentaire mériterait d’être systématiquement franchi vers une réflexion plus globale. En effet, plus nous réfléchissons à la maîtrise de nos outils numériques et de nos données (ce qui implique bien davantage que le seul usage de logiciels libres), plus nous réfléchissons en réalité à des moyens d’émancipation vis-à-vis du capitalisme de surveillance. Ce dernier est une forme de prédation de nos vies privées par la combinaison, d’une part, du modèle monopoliste des entreprises du numérique et, d’autre part, l’État agissant dans un esprit d’intérêt avec ces firmes, soit acteur soit consommateur (ou co-producteur) de solutions de surveillance numérique (ou surveillance de masse). Comme je l’ai toujours affirmé, il y a de la surveillance d’État parce qu’il y a un marché de la surveillance dans une économie qui aujourd’hui repose pour l’essentiel sur la donnée numérique. Ce marché est jusqu’à la caricature l’expression de la prédation du capitalisme qui, au-delà de l’accaparement du temps et de la nature (nos temps et forces de travail), au-delà de la mesure et de la rentabilité, réduit l’individu à ses comportements de consommateur, effectue un tri social implacable et finalement parvient à accaparer nos vies.

Une critique du capitalisme de surveillance ne peut séparer radicalement les acteurs économiques et l’État. Premièrement parce que les nombreux scandales qui jalonnent l’histoire (celle de la transformation des sociétés industrielles en sociétés numérisées) relèvent toujours d’une forme d’économie politique qui a pour objectif soit d’imposer une ordre hégémonique (par ex. la Guerre Froide) ou un modèle social (la société de consommation), soit d’étendre la gouvernementalité non plus des peuples mais des individus dans un mouvement sécuritaire séculaire, ainsi que l’ont montré les Révélations Snowden (accointance entre État et firmes) ou le scandale Facebook-Cambridge Analytica (fausser le dialogue politique public et donc illustrer les failles de la représentativité en démocratie). Ainsi, considérer l’État comme le seul « contre-pouvoir » capable de réguler le capitalisme et le rendre plus compatible avec les libertés, est un leurre : d’une part les jeux d’intérêts financiers ne sont pas compatibles avec ce rôle de de l’État régulateur (compliqué par ailleurs par les questions de souveraineté vis-à-vis de l’hégémonie des grands pays où s’enracinent l’économie numérique et son industrie), et d’autre part l’État a accompli ce passage vers une société de la surveillance des individus en contraignant l’état de citoyenneté (comment un individu agit comme citoyen, sa vie civile) à un ordre automatisé de l’action publique (surveillance de masse et contrôles automatisés, transformation des services publics en suites de plate-formes, éloignement mutuel des institutions et de la vie publique et enfin : répression).

Face à cette situation, le premier réflexe est d’ouvrir une critique du solutionnisme ambiant. On peut en effet se concentrer sur les problèmes liés à la surveillance : biais algorithmiques, tri social, éthique, légitimité du contrôle, prédictibilité comportementale, etc. Lorsque l’État a recours à ces solutions technologiques, c’est qu’elles sont apportées par des entreprises sans scrupules et sont nimbées d’un discours fascisant (la vieille recette de l’ennemi intérieur ou les sempiternels faux dilemmes liberté vs sécurité ou liberté vs santé). Et c’est justement au nom d’une prétendue efficacité technique que de tels discours prennent si facilement auprès d’une classe politique en pleine crise de représentativité et qui se radicalise peu à peu à l’encontre de l’individu, du groupe, du collectif, et donc des libertés. La critique du solutionnisme peut donc être une critique des choix de politiques publiques et de leur efficacité à résoudre des problèmes structurels ou sociaux, mais elle peut être aussi un moyen efficace de pointer les idéologies derrière les choix technologiques (car il n’y a pas de technologie sans idéologie).

Un second réflexe consiste à adopter une position critique plus globale sur la modernité. Éclairée par l’histoire entre technologies et sociétés, cette critique montre qu’en réalité le contexte est le fruit les orientations du capitalisme moderne, ou du néoliberalisme et de l’économie comportementale qui en est l’un des moteurs (avec la militarisation et les monopoles). Face à cette critique, l’idée n’est pas tant de proposer d’autres solutions plus efficaces qui rendraient le monde économico-numérique meilleur (et après tout les solutions technocratiques restent des solutions techniques), mais de proposer des pistes d’émancipation possible qui auraient la difficile tâche de nous sortir des préceptes du néolibéralisme, par une double critique du capitalisme et de l’État moderne.

Jusqu’à présent, la seule piste que je puisse voir est une piste anarchiste. Nous sommes en effet dans une situation d’urgence où il faut promouvoir à la fois de l’éducation populaire censée émanciper les gens vis-à-vis de l’économie numérique, et la création de groupes et autres collectifs censés se réapproprier et reforger les mécanismes démocratiques pour fonder des économies plus équilibrées. Le tout sans pour autant avoir un mot d’ordre unique mais des caractéristiques suffisamment communes pour former un tout cohérent fait de différences et de partages, selon l’idée plus générale d’une archipélisation des initiatives et des groupes. Je me suis déjà exprimé là-dessus (et je ne suis pas le seul à Framasoft), en revanche il est clair que tout cela doit encore être bien approfondi.

Un autre biais de ce que je viens d’affirmer, c’est la pratique. Tout ceci est bien gentil, mais cela ne reste que des mots. Quelle bien piètre résistance que celle qui ne s’exprime qu’entre la chaise et le clavier. Pour donner une teneur bien concrète à l’urgence que je viens de formuler, on peut regarder du côté de l’Afghanistan de ces derniers jours. Les Talibans, après une avancée fulgurante, ont instauré un nouvel État et, ce faisant, ont mis la main sur les données biométriques d’une grande quantité d’Afghans, des données rassemblées précédemment par l’armée américaine sur place. On conçoit aisément les craintes de nombreux Afghans dans une chasse aux sorcières mortelle qui ne fait que commencer dans le pays. Mais cela montre aussi à quel point il est excessivement dangereux de laisser un pouvoir centraliser des données personnelles, surtout si ces données excèdent le strict minimum censé permettre justement à l’État de fonctionner, et afin d’accroître démesurément son pouvoir de coercition (en particulier lorsque le dialogue démocratique est rompu). En France, nous devrions être bien plus attentifs au rognage systématique de nos intimités numériques et (donc) de nos libertés.

Mais par quels mécanismes nous opposer à cette soif de pouvoir, de coercition, propre à l’État et qui met à la manœuvre la pompe à données personnelles que l’économie numérique ne cesse de perfectionner ? Peut-être faut-il aller chercher au plus profond de nous-mêmes, dans notre méfiance pour ainsi dire instinctive de tout ce qui tend à remplacer l’échange par le pouvoir et le consensus par l’autorité. Finalement, sans avoir à comprendre les finesses des technologies qui nous entourent, nous sommes tous prompts à imaginer et mettre en œuvre des stratégies de contournement, des moyens d’auto-défense face au pouvoir. De ce point de vue, à la condition de proposer des alternatives accessibles à tous, y compris chez les non-techniciens, la fabrication d’alternatives logicielles libres basées sur le chiffrement et le pair-à-pair sont selon moi des éléments d’auto-défense collectifs particulièrement efficaces. Tout comme le sont, par exemple, l’échange de graines de légumes anciens interdits à la vente, l’établissement de zones à défendre contre les grands projets inutiles, ou de manière plus fine les initiatives permettant d’instaurer plus de démocratie participative dans des institutions perçues comme trop rigides (cf. la municipalité de Kingersheim).

Mais je mentionnais plus haut la question de l’anarchie. Sur LVSL vient de sortir une petite analyse synthétique sur le travail de James Scott à propos des sociétés des régions montagneuses de l’Asie du Sud-Est, autrement nommées Zomia, qui regroupe des centaines d’ethnies et des millions de personnes. On ne parle donc pas d’un simple groupe de « primitifs » paumés. Même si les conclusions de James Scott sont à mon avis un peu trop généralistes, à la différence d’un Pierre Clastres qui prenait un peu plus de précautions avant de généraliser, le constat est le même : une bonne anthropologie est d’essence anarchiste, tout simplement parce que, méthodologiquement, on ne devrait jamais apposer nos propres schémas historiques d’occidentaux sur la structure sociale du groupe étudié. Et si on a une bonne méthodologie, on constate que oui, en effet, certaines sociétés sont construites à l’encontre de l’idée de l’État.

Ce que pointent P. Clastres et J. Scott (entre autre, on peut aussi compter D. Graeber) c’est l’erreur d’une vision finaliste du développement des sociétés. Nous avons longtemps pensé que le devenir d’un peuple consistait à se développer et tendre « naturellement » vers une structuration en société-État. Ces anthropologues ont en revanche démontré que ce n’est pas du tout le cas, que l’État (et la coercition) ne sont pas le destin de toute société, qu’il y a même des sociétés qui ont développé des mécanismes pour que le pouvoir ne puisse pas émerger, ou bien s’il y a des chefs, ils n’ont aucune autorité (mais incarnent une fonction de lien et d’échange social), ou même encore des sociétés qui ont une histoire basée sur le refus assumé de l’État parce qu’elles l’ont essayé (et n’y ont vu qu’esclavage et soumission). Il en va de même pour l’économie, qui échappe à toute analyse marxiste (totalisante) puisqu’il y a des sociétés qui connaissent une absence de dynamique de forces productives et de lutte de classe, justement à cause de leur condition sans État.

Ces considérations devraient être ramenées à nos conditions de sociétés industrielles modernes. Finalement, est-ce que l’histoire des peuples n’est pas une perpétuelle lutte contre l’État, dans ce qu’il a de plus invasif (et je ne parle pas des néolibéraux soit-disant libertaires alors qu’ils doivent tout à l’État) ? La démocratie au sens Athénien n’est-elle pas une forme de lutte contre le pouvoir (l’aristocratie contre la tyrannie) ? la représentativité et le vote ne sont-ils pas une astuce pour déjouer l’émancipation des peuples en instaurant une délégation de pouvoir là où il ne devrait y avoir qu’une fonction ? Si je lis Pierre Clastres, j’en conclu (sans doute assez stupidement) qu’il peut y avoir une fonction publique sans pouvoir, en tout cas, que ce n’est pas impossible.

Ce que montre l’anthropologie anarchiste (et il n’y a pas que l’anthropologie : l’histoire et la géographie sont bien évidemment de la partie) c’est le potentiel de chaque société à lutter contre le pouvoir. La question n’est pas tant de savoir qui propose quelles alternatives, mais de savoir dans quelle mesure il importe de se regrouper dans des mouvements d’opposition et de construction de lieux et d’espaces d’échanges, aussi divers que nécessaires. La surveillance et la centralisation des données confèrent des pouvoirs exorbitants. Et ils le sont tellement que même la recherche du consentement collectif, tacite ou non, en devient superflue (il suffit de manipuler l’opinion, justement grâce aux données collectées, ou de se passer de l’opinion). Qu’il s’agisse de l’État ou des entreprises de l’économie numérique, le combat doit rester le même : ne pas accepter la valorisation lucratives des données personnelles et encore moins leur centralisation par l’État. Les données numériques et l’économie de plateformes confèrent un trop grand pouvoir aux États. Il faut leur opposer un principe négatif à toute forme de surveillance (ce qui ne veut cependant pas dire qu’il ne peut y avoir des consensus ponctuels). C’est une question de survie sociale et il faut l’inscrire dans l’histoire.